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LETTRE D'INFORMATION |

Ouvrir une librairie en 2006

dimanche 2 juillet 2006
Rencontre avec Philippe Blanchon, directeur de la librairie (presque) g�n�raliste La Nerthe, ouverte depuis le mois de juin 2006 � Toulon.

AU coeur de l’entretien, la notion d’ "office" qu’il est essentiel d’�clairer. Il s’agit d’un service d’envoi des nouveaut�s par lequel les �diteurs alimentent les librairies. Le processus est en gros le suivant : le libraire signe un contrat avec le diffuseur [1] par lequel il s’engage � recevoir, d’office, toutes les nouveaut�s produites par les �diteurs impliqu�s. Le nombre d’exemplaires exp�di�s pour chaque nouveaut� est pr�cis� � la signature du contrat, selon la cat�gorie d’ouvrages par exemple.
A leur mise en place il y a moins de vingt ans, les offices furent bien accueillis par une majorit� de professionnels. La r�ception syst�matique des nouveaut�s s’accompagne d’une possibilit� de retour des invendus. Si la Fnac ne vend pas la totalit� des 300 exemplaires du dernier Dan Brown qu’elle a re�us, elle pourra toujours renvoyer le surplus � Latt�s via Hachette distribution. Cette possibilit� de retour ne concerne que les titres fra�chement parus, ce qui explique pourquoi les livres plus anciens qui correspondent au "fonds" des �diteurs disparaissent progressivement des rayons.
Car la machine industrielle s’est emball�e. « Trop d’office a tu� l’office », disait l’�crivain et libraire montpelli�rain Jean Debernard [2]. 53.462 nouveaux livres ou nouvelles �ditions ont �t� mis sur le march� en 2005 et le nombre est en constante augmentation (m�me si l’on peut constater un certain tassement). Alors quand le libraire ach�ve de mettre en rayonnage la pr�c�dente livraison, les cartons de la suivante attendent d�j� pr�s de la porte. Et quand il a fini de ranger les livres, il s’occupe de renvoyer les invendus. Envisag� sous cette forme, le m�tier n�cessite tr�s peu de discernement culturel, toute la diff�rence se fait sur la comptabilit� et la taille des biceps. Et le consommateur, malgr� le culte de la nouveaut� entretenu par les m�dias, commence � lever le pied. Les ventes ont tr�s l�g�rement r�gress� en 2005 malgr� l’augmentation de la production [3]. Pr�cisons que certains distributeurs, comme Hachette, acceptent de r�cup�rer demain ce qu’ils envoient aujourd’hui. Le livre aura � peine eu le temps de sortir du carton. Pr�cisons aussi que le port des ouvrages, dans le sens de la livraison comme dans celui du retour, est � la charge exclusive des libraires sauf exception...

S’�cartant du syst�me des offices, la Nerthe se pr�sente ainsi : « notre ambition est d’offrir aux Toulonnais, et aux habitants de la r�gion, un lieu offrant un fonds �ditorial significatif. Nos �tag�res accueillent, avec le plus grand souci d’exhaustivit� possible, les parutions �ditoriales ne trouvant gu�re ailleurs d’espace repr�sentatif. D�gag�s de toute contrainte li�e � l’actualit�, tout en mettant en avant le meilleur des publications du moment, nous avons choisi de pr�senter les ouvrages de petits et moyens �diteurs, de mus�es, d’institutions culturelles... et les fonds de grands �diteurs. »

Toulon a perdu trois librairies g�n�ralistes « historiques » en moins de quinze ans, il n’en subsiste aujourd’hui plus que deux [4]. Qu’est-ce qui motive l’installation d’une nouvelle enseigne dans ce paysage culturellement sinistr� ?
Justement... La r�ponse est dans la question. Il y a une p�nurie de librairies, c’est donc le moment ou jamais. D’autant que le mode de fonctionnement a �norm�ment chang� au cours de ces quinze derni�res ann�es, le libraire est d�sormais conditionn� par le syst�me commercial des offices. Ce qui nous semblait int�ressant, c’�tait de revenir � une fa�on de travailler plus artisanale, plus pr�cise en mati�re de commande de l’ouvrage, ne pas se laisser d�border par les nouveaut�s. Nos exp�riences respectives nous am�nent tous � la m�me conclusion : il y a une vraie demande du public.

En mati�re de conseil ?
Pas forc�ment... Les gens sont grands... On met toujours en avant le conseil mais la pr�sence de fonds �ditoriaux est plus d�terminante... Les Toulonnais qui cherchent des choses pr�cises — et on sort vite du cadre nouveaut�/people — sont oblig�s d’aller � Nice ou Aix-en-Provence ou Marseille. Beaucoup de gens font ce type de d�placements parce qu’ils ne trouvent pas ici les r�f�rences attendues, qu’il s’agisse de petits �diteurs, de moyens �diteurs ou du fonds des grands �diteurs. C’est quand m�me idiot. Cela vient du fait que dans une librairie qui a un fonctionnement « normal », vous n’allez pas avoir un bouquin dont la parution remonte � plus de six mois.
Chez nous c’est l’inverse. J’ai fait venir � peu pr�s 6000 r�f�rences de Gallimard — en incluant les poches. Sur ce nombre, il y a 100 bouquins qui sont parus dans les derniers mois, le reste fait partie du fonds. Il peut m�me y avoir des bouquins qui sont parus dans les ann�es 60-70 et qui sont toujours disponibles sur le catalogue.

En ce sens, vous venez en compl�ment des librairies pr�existantes sur la place ?
C’est �a. L’id�e, c’est d’�viter la concurrence, de se placer sur un cr�neau o� il n’y a absolument personne. Et l’enjeu essentiel — si on cherche l’aspect militant de la librairie c’est ici qu’il se trouve — concerne la pr�sentation de livres n�glig�s par ailleurs. La production �ditoriale fran�aise est absolument remarquable, de tout premier plan, et c’est quand m�me triste de voir qu’elle n’est pas repr�sent�e, je ne parle m�me pas de micro-�dition mais de petits et de moyens �diteurs. Quand vous lisez la presse sur l’aire toulonnaise, il est difficile de savoir ce qui se fait vraiment, ce qui se fabrique, ce qui se pense en mati�re de livres. L� il y a un grand enjeu, c’est vraiment int�ressant.

Quel est le rapport entre la librairie de La Nerthe et la maison d’�dition du m�me nom ?
Le point commun n’est pas des moindres, Il s’agit de Mich�le Plaa, qui fut libraire � Paris et tient aujourd’hui la maison d’�dition. Son amour du livre est incontestable, c’est elle qui est v�ritablement � l’initiative du projet de la librairie.

Quid de la motivation initiale � repr�senter le secteur �ditorial m�diterran�en ?
On m’a donn� les coud�es franches et �a ne m’a pas paru sp�cialement viable... Des �diteurs de la r�gion sont repr�sent�s, Picquier, Agone, tous ces gens l�. Mais il aurait �t� un peu stupide et frustrant de se limiter � PACA, il y a de tr�s bons �diteurs partout en France.

Comment les interlocuteurs commerciaux — les distributeurs — et institutionnels — porteurs de subventions — appr�hendent-ils le fait qu’une nouvelle librairie s’ouvre sur le refus des offices ?
La conjoncture � chang�. Je pense qu’un projet comme le n�tre aurait eu plus de mal � se r�aliser il y a dix ans. Je n’en suis pas s�r � 100%. Mais il y a eu jusqu’� la fin des ann�es quatre-vingt dix une esp�ce de boum commercial. Ce syst�me d’offices s’est mis en place de fa�on quasi militaire, c’est aujourd’hui le temps du contrecoup. La librairie va mal depuis une dizaine d’ann�es. Le ph�nom�ne s’accentue depuis cinq ans mais les signes d’alerte sont plus anciens. Les librairies qui fonctionnent le mieux, y compris d’un point de vue commercial, sont celles qui travaillent en refusant les offices. Il y a des tas d’enseignes sur Paris et en Province qui ont fait machine arri�re sur ce point, qui ont n�goci� l’op�ration avec les diffuseurs. Les distributeurs ne peuvent plus imposer le syst�me. Il y a dix ans, ils pouvaient faire les cowboys en disant : si vous ne prenez pas les offices vous n’ouvrez pas de compte chez nous. Mais en ce moment �a ne va pas tr�s bien... Et ils ne vont pas cracher sur un client. L’�quilibre s’est un peu r�tabli. � un moment donn�, c’�tait un peu les ma�tres du monde !
Concernant les interlocuteurs institutionnels et les subventions, comme celles du FISAC, c’est justement la sp�cificit� qui fait que votre dossier part au minist�re avec un avis favorable...
M�me �conomiquement tout le monde pleure. Quand vous parlez avec des repr�sentants de la SODIS [5], eux m�mes sont suffisamment lucides — c’est logique puisqu’ils ont les chiffres — pour comprendre que sans Harry Potter, Gallimard est mal, tr�s mal. Chaque ann�e, la plupart des grosses maisons sont sauv�es par un titre. C’est quand m�me une inqui�tude. Ils se demandent ce qu’ils feront l’an prochain s’ils n’en trouvent pas un. Ils se rendent compte que tout ce qui a �t� mis en oeuvre depuis dix � quinze ans s’est fait au d�triment du fonds.

Quelle est la strat�gie des libraires, en bout de cha�ne ? Tout le monde pointe le probl�me de la gestion et de la manutention � tir tendu... Existe-t-il des syndicats de libraires suffisamment puissants pour taper sur la table en disant : on arr�te la fuite en avant ?
Il y a quelques groupements de libraires f�d�r�s � Nice ou Marseille qui travaillent sans office, je crois... Mais c’est un peu comme dans tous ces commerces, chacun a la t�te dans le guidon.

Le libraire qui bosse sans office a-t-il plus de boulot que celui qui utilise le syst�me ?
Ce n’est pas le m�me type de boulot. Il y a un plus gros risque.

Et comment �a se passe, vous ne pouvez pas tout lire ?
Lorsqu’on travaille sans office, on prend le risque de passer � c�t� de quelque chose, c’est �vident... Je ne vois que quelques repr�sentants de maisons tr�s sp�cifiques, il vous apportent deux mois � l’avance des listings et vous cochez ce que vous voulez. C’est le cas des Belles Lettres par exemple. c’est int�ressant, parce que le repr�sentant a lu le livre... Il y a des gens qui travaillent tr�s bien. Il est toujours de bon ton de tout d�nigrer mais il y a des gens qui travaillent tr�s correctement, que ce soit chez les �diteurs, les diffuseurs, certains libraires �videmment... Pour choisir les livres il y a la connaissance personnelle et la presse sp�cialis�e, ce serait mentir de dire qu’on a le temps de tout lire. A la Nerthe, sans �tre vraiment sp�cialis�s, nous pr�sentons tout ce qui se fait au niveau litt�raire au sens large du terme, plus les sciences humaines et les Beaux Arts. Mais il y a des domaines que je n’aborde pas par manque de temps ou parce qu’ils ne correspondent pas � l’image que nous voulons donner de la librairie...

Bouclons la boucle : alors que ses libraires g�n�ralistes fermaient boutique, Toulon a vu le nombre de soldeurs exploser. Il s’en ouvre un � chaque coin de rue, et pas seulement sous enseigne Maxilivres. Est-ce que �a correspond � une demande ?
Je ne veux pas faire l’oiseau de mauvaise augure mais si quelque chose doit mourir, c’est bien la solde. Ce sont les derniers soubresauts. La solde est n�e il y a vingt ans d’une id�e g�niale qui �tait de r�cup�rer les bouquins qui partaient au pilon. Le concept a �t� r�cup�r� mais au d�part, ce sont des gens un peu "alternatifs" qui l’ont invent�, des gens qui venaient des librairies Fontaine et de Saint Michel � Paris. Dont le fondateur de Mona lisait, c’est pour �a que j’ai travaill� avec lui � l’�poque. C’est un type absolument remarquable. Dans les ann�es quatre-vingt, il y a eu une surproduction au niveau du bouquin parce que tout allait bien. �a tirait � tour de bras. Les �diteurs soldaient — pas tous car certains refusaient pour des raisons de prestige, ne voulant pas se retrouver dans des lieux dits "de seconde zone" — , ce qui leur �vitait des frais de stockage, ils faisaient rentrer un peu de tr�sorerie, cela fonctionnait tr�s bien. Mais deux choses ont chang�. La solde a pris une telle ampleur � un moment donn� que �a a fini par devenir un param�tre que les professionnels int�graient dans le tirage. Et puis comme les co�ts d’impression ont baiss�, l’�diteur pr�voyant la solde a int�gr� le fait qu’il pouvait ajuster ses tarifs en faisant une synth�se entre le prix de lancement du livre en librairie et son prix sold�. Quand je travaillais encore � Mona lisait, je voyais passer des bouquins sold�s � 30 ou 35 euros, une monographie sur Modigliani par exemple, alors qu’un nouveau livre sortait chez Flammarion sensiblement au m�me prix. La solde va forc�ment en p�tir parce qu’elle pr�sente moins d’int�r�t, son argument dispara�t. D’autre part, comme les �diteurs ajustent, ils ont moins de marchandise � solder derri�re. D’o� la p�nurie. J’ai travaill� presque dix ans dans la solde, j’ai vu les choses changer sur les derniers temps. Au d�part, vous aviez les entrep�ts de grossistes qui d�gueulaient de bouquins, c’�tait vraiment impressionnant. Il y a trois ans les palettes s’�taient vid�es, la rotation ne se faisait plus.
Pour moi, Maxilivres n’est pas un soldeur. Ils rach�tent les droits de certains livres, c’est un peu comme France loisirs, ils ont eux-m�mes le statut d’�diteur. Il y a des mutations de ce genre mais la vraie solde dispara�t, celle que l’on pratiquait et que l’on continue de pratiquer chez Mona lisait, l’id�e du livre que l’on rach�te � un grossiste pour lui �pargner le pilon. C’�tait motivant de travailler l� dedans parce que �a permettait � des gens moins fortun�s d’avoir acc�s au livre. Mais chez les soldeurs il n’y a pratiquement plus que des albums, presque plus de bouquins sans image, de plus en plus de livres "neufs � prix r�duit". On joue sur les mots mais ce n’est pas de la solde. Taschen [6] est au m�me prix � la Fnac. Et � la Fnac vous pouvez commander le bouquin m�me s’il n’est pas expos� en facing. C’est pareil avec la Martini�re et d’autres. Ce ne sont pas des livres sold�s. Un livre sold� est vir� du catalogue. Pour moi, tout ceci est un leurre et � un moment donn� �a ne tiendra plus.

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Propos recueillis par G. Suchey le mercredi 21 juin 2006. A noter : le lendemain, le groupe Maxilivres annon�ait le d�p�t de bilan.

[1] Les distributeurs jouent le r�le d’interm�diaire logistique entre �diteurs et librairies ou grandes surfaces. Les diffuseurs, via les repr�sentants, s’occupent de l’aspect commercial. Certains �diteurs se distribuent et se diffusent eux-m�mes mais cela se passe � la marge du syst�me.

[2] Lire son texte L’office sur le site de l’Agence de Coop�ration pour le Livre en Languedoc-Roussillon.

[3] -0,5%. Sources : Le march� du Livre 2006, suppl�ment de Livres hebdo n°637.

[4] Exit La Renaissance, Bonnaud-Majuscule et Montbarbon, Restent Ga�a et surtout Charlemagne qui r�gne sur les march�s publics de l’agglom�ration.

[5] Distributeur de Gallimard et de ses filiales.

[6] Editeur allemand qui inonde les soldeurs de monographies de peintres plus ou moins classiques. Tr�s facile � d�couper au cutter pour cacher les t�ches d’humidit� sur les murs de chambres d’�tudiants, par exemple.

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  • Excellent 21 décembre 2006, par
  • d�lation 3 juillet 2006, par


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