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LETTRE D'INFORMATION |

Luz / Lefred-Thouron : bande dessin�e et dessin de presse

dimanche 21 mai 2006

La r�daction de l’Eprouvette, "revue critique, th�orique et pol�mique de bandes dessin�es" nouvellement �dit�e par l’Association, invite Luz et Lefred-Thouron � s’exprimer sur les liens existant entre dessin de presse, dessin humoristique et bande dessin�e. Cela se passe lors du festival de Bastia, le 31 mars 2006. O� l’on d�couvre que les deux larrons peuvent se montrer aussi vachards en paroles qu’en gribouillages.

PRISE de son et retranscription pirates : G. Suchey

Jean-Christophe Menu : Avez-vous l’impression de vivre dans vos pratiques — dessins ou bandes dessin�es — une s�paration effective entre ces deux disciplines ?
Luz : On fait forc�ment des choses un peu diff�rentes. Mais je consid�re que je fais du dessin, quoi qu’il arrive. L’actualit� est un moyen, un support de narration, pas un objectif en soi. Je pense qu’il est aussi important de travailler la narration dans un dessin de presse, m�me si c’est court et difficile. C’est ce qu’on voit dans un dessin de P�tillon dont le travail est � mon avis tr�s proche de l’univers de Gary Larson : une situation, un pr�sent, mais on sait qu’il y a un pass� et on imagine le futur, il y a des ellipses qui sont � mon avis proches de la narration qu’on peut retrouver dans la bande dessin�e.

JCM : Tu fais une opposition entre narration et s�quence, tu n’as pas besoin de la s�quence et de plusieurs dessins pour �tre narratif.
Luz : La s�quence est juste un moyen de prolonger la narration, de la transformer, ou de mat�rialiser un autre univers mais les deux termes ne sont pas contradictoires.

JCM : Est-ce qu’il y a un d�clic particulier quand tu d�cides de passer d’un dessin unique � une s�quence ? Penses-tu que ces distinctions sont artificielles ?
Luz : Il y a pour moi deux mani�res de travailler. Il y a d’abord le fait de travailler pour les journaux. Les journaux imposent un style. A partir du moment o� Fluide Glacial me demande deux pages, je pars plut�t vers la bande dessin�e. Mais quand je travaille pour moi, que je fais un fanzine etc., je ne me pose plus la question de la bande dessin�e ou du dessin de presse ou du dessin de reportage, le mode est compl�tement libre. Ce qui t’impose la forme finalement, c’est le support.
Lefred-Thouron : Je ferais vraiment une s�paration entre le dessin de presse ou d’actualit�, et le dessin lui-m�me. L� effectivement c’est deux jobs diff�rents. Pour moi une des grosses r�f�rences professionnelles reste l’�cole Hara Kiri avec notamment Reiser et Wolinski qui d�veloppaient leurs id�es sur une page ou deux. Ce n’�tait ni du dessin de presse ni de la bande dessin�e, mais un propos d�velopp� par des phrases et par des dessins. J’ai commenc� � gratter en 1984 du dessin d’humour en une page, j’avais rencontr� �norm�ment de presse en bande dessin�e, j’avais fait le tour, partout on m’avait dit au mieux « c’est sympathique mais on ne sait pas quoi en faire », et au pire « ï¿½a ne nous int�resse pas ». J’avais gard� Hara Kiri pour la fin parce que je savais que ces gens-l� ne faisaient pas de distinguo et qu’ils ne s’int�ressaient qu’� la qualit� de ce qu’on racontait. Effectivement, j’ai rencontr� G�b� qui m’a dit tout de suite « ï¿½a me plait, je prends », sans se demander comment il allait mettre �a en page. �a me semble compl�tement vain de vouloir absolument d�finir...
Luz : � Charlie Hebdo on peut utiliser un peu de forme BD, c’est r�duit la plupart du temps en strips, on peut utiliser naturellement du dessin de presse mais aussi du reportage, on parle juste « d’espace » pour se r�partir les choses. Qu’importe ce qu’on va faire, et je me sens plus � l’aise dans cette id�e du « dessinateur qui remplit un espace blanc ».
Lefred : Pour reprendre ce que tu disais tout � l’heure, je trouve qu’il y a une vraie excitation � honorer une commande tr�s rapide, de le faire tr�s vite.
Luz : On a l’impression d’aller beaucoup plus loin quand on a une esp�ce de contrainte. Par exemple un jour T�l�rama t’appelle. Ils te demandent un sujet et tu te dis : je ne vais pas faire un dessin pour T�l�rama, il faut que je fasse un dessin dont je suis fier, qui ne soit pas catho de gauche, qui soit rentre-dedans mais qui puisse passer entre les mailles du filet : bref, il faut que je leur nique la gueule. Et �a du coup, �a devient excitant... J’avais fait un dessin sur l’Europe, un gros rocker avec pleins de tatouages, il y avait un tatouage avec marqu� « fuck » et un doigt comme �a sur le bras, et plein d’autres tatouages. Quand j’ai vu la publication, j’ai constat� que quelqu’un s’�tait fait chier � l’enlever et � rajouter des poils avec Photoshop. �a veut dire qu’ils ont quand m�me un mec, � T�l�rama, qui se fait chier � enlever les poils, comme Sin� � l’�poque qui grattait les poils pubiens sur des photos cochonnes. Moi je me suis retrouv� � l’origine d’un dessin cochon que T�l�rama ne pouvait pas passer, �a pouvait troubler le lectorat...
Lefred : Si tu dessines J�sus t�te nue, il y a un mec qui rajoute une couronne d’�pines ?
Luz : Oui, c’est exactement le m�me, il s’appelle Jean-Claude.

Pac�me Thiellement : Y a-t-il une diff�rence irr�ductible entre la pratique artistique et sa th�orisation ?
Lefred : Irr�ductible ? Un peu comme les Gaulois ? Tu veux que je te r�ponde franchement ? Je n’en sais rien.
Luz : Dans le dessin de presse on est oblig� de travailler tr�s tr�s vite, donc la t�te dans le cirage. Mais � un moment donn� il faut quand m�me pouvoir se poser et avoir une r�flexion sur ce qu’on fait. Enfin moi je trouve assez bandant de me retrouver devant un dessin et de me demander ce qui va le rendre plus intelligent, plus pertinent, comment je vais pouvoir infl�chir le sens en ajoutant tel ou tel trait. C’est un peu de la branlette mais en m�me temps c’est assez excitant de voir qu’un dessin peut progresser sur un seul trait. Et on peut faire basculer un dessin un peu passe-partout du genre publiable dans le Courrier international, par exemple, vers Charlie Hebdo en ajoutant un seul personnage dans le fond. Hum... Je ne sais pas si �a r�pond � la question que je n’ai pas bien comprise... Mais dans le dessin il y a parfois une part intime qui peut �tre compl�tement calcul�e. [� Lefred] Toi par exemple, dans les onomatop�es que tu mets dans tes dessins, il y a forcement des trucs qui sont de ta famille.
Lefred : Oui, c’est des trucs qui ressortent... Franchement, je trouve que c’est bal�ze ce que tu as dit parce que sans vouloir jouer au gros bourrin, j’ai une pratique qui est compl�tement instinctive... J’y vais et je ne pense � rien, le tri entre le digne et l’indigne se fait l� dedans, tr�s vite... Ce que tu d�cris est le processus de cr�ation classique. Sortir le bon dessin et le bon cadrage directement n’est pas ce qui arrive le plus souvent, alors soit tu mac�res le truc dans ta t�te avant de le cracher, soit tu gribouilles. Je crois que tout le monde travaille de fa�on � peu pr�s identique.
Luz : Je crois que je travaille vachement plus dans ma t�te que sur le papier.
Lefred : Moi aussi, j’ai de longues phases de r�flexion, et parfois je m’endors. Mes enfants me demandent ce que je fais, je leur dis « fous moi la paix je travaille »...
Luz : Et c’est vrai que c’est difficile � faire accepter � ses enfants et � sa femme, quand par exemple tu dois aller faire les courses, « non je bosse » alors que tu en train de dormir...

JCM : Vous �voquez la critique en train de se faire mais d’ordinaire, ce ne sont pas forcement les m�mes personnes qui sont les artistes et les critiques. L’Eprouvette essaie de rompre avec cette s�paration et de pousser les auteurs � s’exprimer sur ce qu’ils font eux-m�mes ou ce que font leurs coll�gues. Est-ce que �a vous int�resserait de vous mettre � distance pratique pour r�fl�chir dessus ou alors, autre question corollaire, avez-vous d�j� vu ou lu des critiques qui auront pu vous apporter dans votre pratique ?
Luz : Il n’y a pas de critique sur le dessin de presse comme il n’y a pas de critique litt�raire sur l’�criture journalistique, par exemple. En bande dessin�e, il est rare de voir une critique sur le trait, on parle plut�t du sc�nario et de l’histoire. En dessin de presse on nous catalogue selon le support — plut�t « style canard » si on travaille au Canard encha�n�, « style Charlie » si on travaille � Charlie, sauf que cela ne veut absolument rien dire. C’est important pour un auteur de voir ses dessins publi�s pour pouvoir se juger.

JCM : C’est la question du style qui est toujours �lud�e dans la critique.
Lefred : On peut parler d’�cole europ�enne ou d’�cole fran�aise du dessin de presse o� le dessin est assez �pur�, jet�...
Luz : ...Il y a une esp�ce d’urgence dans le dessin qui ne s’embarrasse absolument pas de hachures, qui a l’air de se faire rapidement m�me si ce n’est pas le cas. L’�cole anglo-saxonne est plus bas�e sur l’all�gorie, les valises avec marqu� « OTAN » dessus, etc.
Lefred : Il y a un truc qui est marrant, c’est qu’il n’y a pas de grand dessinateur de droite.
Luz : Si, il y en a un, mais en fait il vient de la gauche. Konk est un bon dessinateur qui est pass� � l’extr�me droite parce qu’il est devenu n�gationniste du jour au lendemain, et maintenant il travaille � Minute.
Lefred : Je parle � la fois du plan graphique et de l’id�e apport�e. Parce que le commentaire est souvent lapidaire voire ordurier dans la presse de droite ou d’extr�me droite alors que le dessin est extr�mement pataud... Il se veut parfois �pur�, tu sens le mec qui a fait les Beaux Arts qui se force � faire un truc vaguement jet�, ce n’est pas naturel. Je trouve que c’est regrettable parce qu’il n’y a pas de pol�mique possible. Quand un �ditorialiste de gauche r�pond � un �ditorialiste de droite �a peut devenir rigolo, �a peut finir en duel, �a peut finir dans le sang ou au tribunal mais au moins �a apporte de la vie. L�, sur le plan du dessin, je trouve qu’on est sinistre, � droite... Je ne veux pas non plus dire qu’� gauche il n’y a que des bons dessinateurs...
Luz : Il y a aussi des dessinateurs de merde � gauche, il faut le reconna�tre. Mais c’est marrant, entre les deux guerres il y avait vraiment de bons dessinateurs de droite, il y avait des combats entre des journaux de gauche et de droite qui se faisaient � travers le dessin, mais doit-on �a � l’�puration ? Le fait est qu’il n’y a quasiment plus du tout de dessinateur de droite. La preuve c’est que quand Faizant est mort, il a �t� remplac� par rien, par du texte. C’est aussi la preuve qu’au Figaro ils n’ont rien � branler du dessin...
Lefred : Je ne pense pas qu’ils aient �vacu� l’id�e du dessin, mais simplement, ils ne trouvent pas. Je pense que s’ils pouvaient recruter un type de gauche ils le feraient sans doute...
Luz : Wolinski n’a pas �t� contact� ? Il n’a pas fait du remplacement l�-bas, d’ailleurs, pendant les vacances ?
Lefred : �a paie mieux que les vendanges...
Luz : C’�tait �a ou le club Mickey...

PT : Et la p�rennit� du dessin politique, et le probl�me de la transmission de l’humour du dessin politique de g�n�ration en g�n�ration ?
Lefred : Le probl�me se pose pour des questions d’actualit� tr�s pr�cises. On sort donc du strict cadre du dessin d’actualit� politique. Il y a de grands dessins d’humour, de grands dessins pol�miques, sur l’affaire Dreyfus par exemple, �a repose aussi sur des faits historiques qui sont grav�s dans le marbre.
Luz : C’est vrai qu’on est pi�g� par l’actualit�. Si l’actualit� se p�rennise, les dessins se p�rennisent aussi. Ou alors il faut faire des dessins soci�taux, genre Sin�, dessiner des cur�s ou des militaires. Et encore ! Cabu a par exemple fait beaucoup de dessins sur le service national qui n’existe plus, et dans 50 ans on se demandera ce que c’est que ces histoires de service national ! En g�n�ral les dessinateurs de presse dessinent sur des supports tout pourris, des feuilles A4 80 grammes en vente en promotion chez Carrefour, avec des feutres, pas des mat�riaux qui ont une grande p�rennit�. C’est marrant, du coup, c’est comme si on savait inconsciemment qu’on est �ph�m�re.
Lefred : C’est vrai qu’on a laiss� de c�t� tout un c�r�monial, c’est aussi l’�poque qui permet �a. En 1965, Jean Bellus dessinait sur du papier carton nickel, et il dessinait ses histoires de belles-m�res en costume-cravate. Les dessinateurs dans les ann�es 60 �taient sap�s comme nos parents quand ils allaient au bureau. Aujourd’hui on dessine sur du pq avec des feutres � l’eau, en pyjama pour certains. On a mis � la fois le mode de r�alisation et le mode de vie en ad�quation avec le c�t� �ph�m�re du truc. Peut-�tre qu’un peintre a plus le souci de voir une toile qui ne tombe pas en ruine au bout de 60 ans. Moi en plus je consid�re que l’oeuvre originale pour le dessin ou la bande dessin�e ce n’est pas la planche originale mais le dessin imprim�. Apr�s c’est une affaire de sp�culateurs ou de f�tichistes qui ont des planches dans leur chambre � coucher ou dans leurs cabinets, et qui organisent la raret� des choses...
Luz : Il y a un march� de la vente de planches en bandes dessin�es, mais pour le dessin de presse... [A Lefred] Par exemple, je crois que tu files aussi des dessins pour le DAL — le Droit Au Logement — , ils viennent nous voir � Charlie pour une vente aux ench�res � l’occasion de laquelle ils r�cup�rent un peu d’argent, et je me rappelle qu’une fois on avait fil� quelques dessins � une dame qui nous avait dit : « vous n’avez pas plut�t des bd ? Parce que les dessins de presse on n’en retire pas grand-chose ! » Du coup �a rend aussi un peu humble. On n’est pas vraiment des artistes, on se consid�re comme dessinateurs... Du coup la post�rit� je pense qu’on s’en fout. Et c’est pour �a que de grands dessinateurs de presse du d�but du si�cle comme Jossot sont compl�tement tomb�s dans l’oubli... D’ailleurs il n’y a pas beaucoup de dessinateurs du d�but du si�cle qui ne sont pas tomb�s dans l’oubli, c’est compl�tement con ce que je dis.

PT : Quelles pourraient �tre les contraintes d’un Ouvroir de dessin humoristique potentiel ?
Luz : Humoristique ? Ou de presse, d’actualit� ? On est sur plein de terrains diff�rents.
PT : Les deux !
Luz : D�j� pour un dessin humoristique la premi�re contrainte c’est d’�tre dr�le. Bon, voila. Qu’est-ce qu’on pourrait bien trouver comme contrainte ? On peut trouver les m�mes contraintes techniques que celles de l’Oubapo, apr�s, tout est adaptable... Heu... Pfou...
Lefred, s’adressant � Thiellement et indiquant Luz : Bon, tu veux que je r�ponde pour lui parce qu’il n’ose pas te le dire ? C’est d�j� assez de boulot de le faire, tu vois. Alors les loisirs on les occupe � autre chose qu’� dessiner ou � chercher des jeux, des conneries avec des dessins. [A Luz] C’est �a que tu voulais dire ?
Luz : Oui oui, merci !

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