Toulon  Var agglomération Qualité France Média Economie 5. Culture Justice et injustices Cuverville sans frontière Cuverweb pratique
Maison fondée à Toulon en 1995

LETTRE D'INFORMATION |

Lefred-Thouron, entretien

vendredi 7 avril 2006
par Iconophage
"Dessinateur de presse", c’est bien comme boulot ? Les gribouilleurs du Canard enchaîné sont-ils vraiment pétés de thunes ? Quelle ambiance avec les collègues de bureau ?
Et que pensez-vous des caricatures danoises ?

ENTRETIEN réalisé par G. Suchey pour Iconophage [1] dans le cadre des treizièmes rencontres de la bande dessinée de Bastia, le 31 mars 2006.

Le dessin agit-il comme exutoire ?
Chez moi, je suis interdit de télé. A la vision du vingt heures, ma première réaction serait souvent d’envoyer une chaussure dans l’écran. La conception du dessin débute par cette phase réactive et ensuite tout doit décanter. C’est comme la vinification, on enlève le surplus pour ne conserver que le meilleur.

Un militant peut-il faire un bon dessinateur de presse ? Mieux vaut-il être engagé, ou dégagé ?
Je crois qu’il est difficile de faire ce métier sans se sentir concerné par ce qui nous entoure. J’ai des convictions, mais je m’attache à ne pas les laisser transparaître dans mes dessins.

Pour autant, vous ne dessinez pas dans Minute.
Bien sûr, mais je veux dire que mon travail est déconnecté de tout militantisme. Et je mets les lecteurs du Canard au défi de me ranger dans une case idéologique.

Fait-on ce métier par vocation ?
Moi, j’ai une vocation pour le support papier, j’ai le goût de l’encre et du dessin.

Le dessin de presse est-il en constant renouvellement ? Y a-t-il des périodes où le genre se retrouve délaissé ?
Ce qui s’est passé en 70 a fait exploser le secteur mais en même temps, les dessinateurs ont travaillé en circuit fermé au lieu d’accompagner le mouvement, d’où une certaine difficulté à régénérer le milieu. Et quand Charlie première époque est mort en 1981, tout s’est effondré [2].

A l’apparition de la Grosse Bertha en 1992, des jeunes dessinateurs très doués — Luz, Charb, Riss, etc. — semblent apparaître ex-nihilo...
Il y avait eu des tentatives de journaux qui n’ont pas tenu. C’est différent aujourd’hui. Il y a un nouveau souffle, l’apparition de canards qui correspondent à un vrai besoin, CQFD, PLPL, etc. C’est ce qui s’était passé en 70 : les gens rejetaient la presse de l’époque pour inventer autre chose. Comme les journaux sont aujourd’hui cadenassés par des patrons de presse qui sont de plus en plus des patrons et de moins en moins des hommes de presse, la nécessité se fait d’aller voir ailleurs. Les gens réagissent quand ils n’obtiennent pas ce qu’ils sont en droit d’attendre de la presse classique.

Quel avenir pour la presse en général et le dessin en particulier ? Internet peut-il jouer un rôle ?
Comptons le nombre de journaux qui existent sans béquille publicitaire, en excluant des titres comme PLPL ou CQFD : il n’y a que le Canard enchaîné, Charlie Hebdo et quelques autres du genre Que choisir. Je regarde le développement d’Internet avec circonspection. On y trouve tout et n’importe quoi. On se pose la question de la rémunération des artistes à l’heure du numérique, on pourrait aussi poser celle de la rémunération des journalistes. Pour en revenir au dessin de presse, il n’existe pas encore de site vraiment dédié à ce mode d’expression pour accueillir la satire, c’est dommage.

Pourquoi attend-on du réseau qu’il tue la presse écrite ? La radio n’a pas tué la presse, la télé n’a pas tué la radio, etc. Le secteur sera certainement restructuré, les journaux qui compilent des dépêches AFP risquent effectivement d’avoir quelques problèmes, mais il restera toujours des circonstances pour lesquelles on préfèrera le support papier à l’écran d’ordinateur. La menace ne viendrait-elle pas plutôt des gratuits ?
J’espère que vous avez raison... Quant aux gratuits... Que des gens comme Ockrent, faiseuse de ménages, dont la crédibilité était déjà discutable selon moi mais qui pour un tas de gens a valeur d’icône, cautionnent à fond les gratuits est incroyablement dangereux. Le gratuit c’est l’abandon de toute déontologie.

Avez-vous déjà été confronté à la censure ?
Le mot est trop fort, on n’est pas au Chili. J’aurais tendance à dire à ceux qui sont susceptibles d’accepter ou refuser mes dessins : dites moi oui ou non. Les explications, les justifications sur la décision ne m’intéressent guère, ce n’est pas mon problème.

Et cette vieille histoire de dessin refusé qui vous a fait quitter Charlie Hebdo [2] ?
A la base, Charlie fonctionnait de façon tout à fait différente du Canard. Chaque contributeur — texte ou dessin — disposait d’un espace où il pouvait s’exprimer en toute liberté. Le problème est apparu quand on a mis en question l’un de mes dessins, et donc le principe même de fonctionnement du journal. Au Canard enchaîné, l’ensemble des 12 dessinateurs dispose d’une trentaine d’espaces pour réagir à l’actualité. Je sais par avance que sur la dizaine de dessins que je vais envoyer, quelques uns ne seront pas publiés. C’est ne pas un problème puisque c’est la règle du jeu — sauf dans le cas d’une commande, lorsqu’on doit illustrer un article précis.

Réalisez-vous vos dessins indépendamment du support, ou les formatez-vous au cadre imposé par la ligne éditoriale ?
On doit bien sûr faire attention à la ligne éditoriale du journal pour lequel on travaille. J’ai une situation privilégiée car je peux me limiter à mes participations au Canard et à l’Equipe. Je peux me payer le luxe d’accepter ou non telle ou telle nouvelle contribution, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. La difficulté consiste dans ce cas à rester soi-même, à aller le plus loin possible dans les limites du cadre imposé. On peut bien sûr s’amuser à faire un dessin extrême en sachant parfaitement qu’il ne pourra être publié parce qu’il est justement hors cadre, puis hurler à la censure, mais cela n’a pas de sens.

La presse de droite a-t-elle un problème vis-à-vis du dessin d’actualité ?
Le problème avec les dessinateurs de droite, c’est qu’ils sont tout de suite dans l’insulte et l’extrême, avec une absence totale de recul.

Cela vaut pour des dessinateurs comme Konk [3], mais Faizant était-il aussi extrême ?
Ce n’est pas ça, le dessin de presse !

...Le chêne couché après la mort de De Gaulle...
J’en avais fait ma version à la mort de Faizant : le chêne qui écrase ses personnages de petites vieilles en tombant. Ce chêne revient comme une antienne ! Il y avait les poires de Daumier, il y a désormais le chêne de Faizant !

La faute professionnelle existe-t-elle dans votre métier ?
Elle existe pour les peintres en bâtiment, je ne vois pas pourquoi elle n’existerait pas pour les dessinateurs de presse. La vie privée marque les limites à ne pas dépasser, sauf si la personne concernée l’utilise à des fins politiques, comme Sarkozy par exemple. Dans ce cas, la faute professionnelle consiste justement à rester dans le cadre qu’il nous impartit.

Imprimer Imprimer

[1] Cinéma et BD tous les lundis de 19h à 20h30 sur RadioActive, 100 FM, aire toulonnaise.

[2] Pour l’historique De Charlie et les références à la Grosse Bertha, lire l’article de Wikipédia.

[3] Passé du Monde à Minute, via le Figaro puis National-Hebdo.

Répondre à cet article

<span style='text-transform: uppercase;'>BD à Bastia, édition 2006</span>
Retour vers la rubrique
<span style='text-transform: uppercase;'>Culture</span>
Dans le même dossier
Luz / Lefred-Thouron : bande dessinée et dessin de presse
(21/05/2006)
Jean-Christophe Menu, entretien
(10/05/2006)
Pétillon, entretien
(29/04/2006)
Frédérik Peeters, entretien
(28/04/2006)
Dessiner pour la presse
(07/04/2006)