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LETTRE D'INFORMATION |

Marjane Satrapi, entretien

mardi 12 juillet 2005
par Iconophage
Combien y a-t-il de volcans en Iran ? Au moins un, et il est en France. Enfin bon... Marjane Satrapi nous parle de Poulet aux prunes, d’artistes n�vros�s, de critiques injurieuses, d’Europ�ens nombrilistes et d’une grand-m�re tr�s m�chante (on a coup� le passage sur les journalistes � la con).
Tout ceci avec beaucoup d’humanit�.

ENTRETIEN réalisé par JMP [1] dans le cadre des douzi�mes rencontres de la bande dessinée de Bastia, le 2 avril 2005.

Le noir et blanc et le contraste ont une importance �norme dans votre œuvre. Pourriez-vous nous en parler ?
Dans la bande dessin�e, contrairement � l’illustration, les dessins font partie de l’�criture. Ils ne viennent pas accompagner un texte d�j� existant, les deux fonctionnent ensemble. A ma connaissance c’est le seul m�dium qui marche comme �a. Et si vous ajoutez de la couleur, des d�cors ou autres, ce sont des codes suppl�mentaires qui changent le rythme de lecture du livre. Voil� donc une premi�re raison pour laquelle je choisis le noir et blanc : parce que mes histoires sont souvent tr�s bavardes, et si le dessin est lui aussi tr�s bavard, cela peut devenir excessif. J’essaie d’obtenir une harmonie, je mise sur l’expression et pr�f�re zapper le reste, les choses vraiment secondaires.
Et puis j’adore l’esth�tique du noir et blanc dans tous les domaines, films ou photos par exemple. Pour moi, les meilleures œuvres du monde sont les gravures sur bois de F�lix Vallotton. Je ne pr�tends pas du tout faire la m�me chose que lui, mais c’est une sorte d’id�al vers lequel je veux tendre.
Enfin, avec un dessin en noir et blanc vous n’avez aucune possibilit� de bluffer. J’ai fait beaucoup de dessins pour la presse, pas en France mais ailleurs, et des compositions parfois tr�s moches en noir et blanc tenaient gr�ce � la couleur. Ce qui ne veut pas dire que toutes les bandes dessin�es en couleur trichent, loin de moi ce genre de pens�e, mais avec le noir et blanc la probl�matique se pose autrement. Vous ne pouvez pas compter sur la couleur pour tenir la composition. Je trouve que c’est un d�fi un peu plus difficile et �a me pla�t.

Votre dernier volume, Poulet aux prunes, a �t� prim� � Angoul�me. Est-ce que cette cons�cration a chang� le regard du public sur votre œuvre ? Est-ce que vous sentez un engouement suppl�mentaire ?
Je ne sais pas, parce que franchement, ce n’est pas pour faire la modeste mais les nouvelles sur moi-m�me ne m’int�ressent que tr�s peu. Je pr�f�re consacrer le temps dont je dispose � travailler. Avant cela m’int�ressait plus parce que c’�tait le d�but. En revanche je suis tr�s contente que ce prix ait �t� attribu� � Poulet aux prunes et pas Persepolis [2]. En France, le succ�s est quelque chose de tr�s suspect. C’est vrai que souvent, ce ne sont pas les meilleurs livres qui font un succ�s, mais l�, je n’estime pas que mon livre soit mauvais sinon je ne l’aurais pas donn� � publier — je vous ai dit que je n’�tais pas modeste. Donc avant tout le monde je suis persuad�e que c’est un bon livre. Pour justifier le succ�s de Persepolis, on a commenc� � dire que c’�tait parce que j’�tais une femme, ou parce que j’�tais tiers-mondaine, ou je ne sais pas quoi. Ils ont fait de moi un ph�nom�ne ethnique, un peu comme les musiques du monde. C’est tr�s vexant et indignant. Qu’on critique mon travail et qu’on ne l’aime pas est une chose, soit, quand j’�cris je m’expose et ne m’attends pas � ce que tout le monde aime mon livre. Mais alors, qu’on critique mon livre sur des choses critiquables. Me consid�rer comme un ph�nom�ne ethnique est vraiment grave et bas. Et quand on essaie de justifier le succ�s de mon travail par le fait que je suis une femme, c’est encore plus bas. Avant de m’estimer comme femme je m’estime comme �tre humain et artiste. Et les autres, je les estime comme des �tres humains ind�pendamment de leur sexe.
Poulet aux prunes est une histoire d’amour. Cela se passe en Iran mais on s’en fout, �a pourrait tr�s bien se passer ailleurs. On ne peut plus parler de ph�nom�ne ethnique. Je suis donc tr�s contente du prix de ce point de vue-l�.

Etes vous d’accord si on dit que Poulet aux prunes est un livre sur l’absence ? Absence de musique au d�part, absence d’amour, et absence de nourriture volontairement contrari�e ?
Pour moi ce livre correspond plut�t au portrait de l’artiste, sans parler du fait que ce personnage est un membre de ma famille et que j’aime beaucoup �crire sur les gens dont je connais l’histoire. On fait tout un flan autour de l’Artiste. Mais l’artiste est avant tout un �tre �gocentrique et narcissique qui se voit comme le centre du monde, convaincu non seulement qu’il �crit des choses extraordinaires mais aussi que les gens doivent payer pour les appr�cier, et il faut qu’ils l’adorent et l’applaudissent. Nous sommes tous comme �a. De fa�on g�n�rale c’est l’expression m�me de nos n�vroses. Si vous �tes content vous n’arriverez pas � �crire des po�mes magnifiques. Il faut que vous soyez un peu dans un �tat m�lancolique. C’�tait ce que je voulais montrer de l’artiste. Parce que je connais bien tout �a, je suis moi-m�me �gocentrique et narcissique, ben voil�, c’est comme �a.

C’est alors le cas particulier de l’artiste qui meurt de ne pas avoir �t� reconnu ? Pas reconnu litt�ralement au d�but du livre par cette femme qu’il a aim�, et pas reconnu par ses proches, par sa femme en particulier qui va le castrer vis-�-vis de son instrument. Alors pour un artiste, la vraie reconnaissance n’est-elle pas celle de ses proches ?
Certainement. Je pense qu’on �crit toujours pour quelqu’un, pour une ou deux personnes. Je sais toujours pour qui j’�cris mon histoire. Je veux toujours �pater quelqu’un en particulier.

Il y a un personnage inqui�tant dans votre livre qui intervient sur la fin d’une fa�on un peu cach�e, c’est l’ange de la mort. Vous pourriez nous parler de ce personnage ?
Ma grand-m�re, la reine du chantage affectif, avait vu l’ange de la mort cent milliards de fois. A chaque fois elle disait qu’elle allait mourir le lendemain. A tel point que la derni�re fois que je lui ai parl� au t�l�phone et qu’elle m’a annonc� qu’elle ne tiendrait m�me pas une semaine, je lui ai dit "arr�te, �a fait douze milliards de fois que tu es en train de mourir", Elle m’a r�pondu : "je te jure cette fois c’est s�rieux", et 5 jours apr�s elle �tait morte. Bon, elle l’avait vu ou pr�tendait l’avoir vu. C’est quelque chose qui est propre � ma culture. Contrairement � ici o� on fait compl�tement abstraction de la vieillesse et de la mort. La mort est un �l�ment tr�s pr�sent dans ma culture. Vous allez au cimeti�re r�guli�rement, vous y faites des piques nique, vous parlez avec vos morts etc. Les cimeti�res sont tout le temps peupl�s de gens. Quand je retournais en Iran, la premi�re chose � faire au lendemain de mon arriv�e �tait de me rendre au cimeti�re sur les tombes de mon grand p�re, de ma grand-m�re, de ma tante, de toute ma famille. C’est un rapport tr�s diff�rent.

Le succ�s de vos livres tient � votre talent personnel, mais aussi � la politique �ditoriale de l’Association.
Certainement. Ils sont vraiment rest�s �gaux � eux-m�mes, il ne faut pas l’oublier. Ce n’est parce que soudain la maison d’�dition a vendu plus de livres que c’est devenu diff�rent. �a fonctionne pareil. Je pense qu’un auteur et un �diteur sont tr�s li�s. C’est un travail qu’on fait � deux. Je suis d’autant plus fid�le � l’Association que, voyez-vous, lorsque j’ai fait le premier tome de Persepolis, Jean-Christophe Menu m’a soutenue, pr�t � publier les quatre tomes pour les quatre p�riodes diff�rentes. Quand je lui ai demand� ce qu’il comptait faire si le premier tome ne se vendait qu’� 300 exemplaires, il m’a dit : "�coute, jusqu’� pr�sent je n’ai jamais fait de livre pour faire de l’argent, alors m�me si �a se vend � 100 exemplaires j’estime que �a doit exister". Ce sont des choses qui deviennent tr�s rares dans le monde actuel.
Ce qui est tr�s rassurant pour moi avec l’Association c’est que tr�s bien, aujourd’hui je vends plein d’albums, mais s’il arrivait soudain que les ventes diminuent, �a ne changerait rien. Je n’ai pas de traitement de faveur parce que je suis un best seller, je n’aurai pas un traitement de d�faveur parce que je ne suis plus un best seller. C’est le genre de chose que j’aime beaucoup. Je vois d’un mauvais œil tous ces rachats d’�diteurs par d’autres �diteurs et toutes ces politiques de commerciaux... Ce n’est pas que les commerciaux soient fonci�rement mauvais ou m�chants, mais un commercial envisage toujours ce qui va marcher en se basant sur ce qui marche d�j�. O� est la part de l’innovation ? Dans cette optique-l� je crois beaucoup aux �ditions ind�pendantes, et je suis la preuve vivante que vous pouvez devenir riche et c�l�bre en restant chez les Ind�pendants sans rien publier d’autre ailleurs.

Pouvez-vous nous parler de vos projets ?
En ce moment, avec Winshluss, nous pr�parons un film d’animation adapt� de Persepolis. Pour moi c’�tait tr�s difficile d’imaginer un sc�nario, la narration est vraiment diff�rente. Une bande dessin�e n’est pas un story-board. On a donc �crit autre chose, c’est une adaptation mais pas une transposition. Peu importe le r�sultat du film, qu’il soit bon ou mauvais — on va faire de notre mieux quand m�me —, parce que pendant deux ans on aura appris un nouveau m�tier, on n’aura donc pas perdu de temps. �a m’enl�ve tout le stress du boulot.
Sinon, je suis en train d’�crire le sc�nario de mon prochain livre qui s’appellera La onzi�me laur�ate. Il s’agit cette fois-ci de l’histoire de ma grand-m�re paternelle, la onzi�me femme � obtenir le baccalaur�at dans sa petite ville � la fronti�re de la Russie, au bord de la mer Caspienne. C’est une femme qui a fait les 400 coups, qui s’est sauv�e de la maison de son p�re, qui s’est d�guis�e en homme pour fuir, terrible. Le p�re de ma grand-m�re a tu� son propre fr�re et s’est mari� avec sa femme. La culture de cette r�gion ressemble � celle de la Russie. Tout est toujours... trop ! Je pense que �a doit �tre li� � l’air de cette r�gion, ou � ce qu’ils bouffent, je n’en sais rien mais en tout cas, �a fait des personnages tr�s int�ressants. A l’age de 65 ans ma grand-m�re a soudain eu une crise religieuse parce qu’elle pensait qu’elle allait mourir bient�t et ne voulait pas br�ler en enfer. Elle est all�e � la Mecque et a reni� compl�tement son pass�. Tout �a n’existait plus. Mais de temps en temps elle l�chait des morceaux de son histoire en se contredisant et �a l’�nervait. Ma grand-m�re �tait aussi la personne la plus m�chante de la terre. Elle �tait vraiment mauvaise. Mais j’essaie de montrer dans tous mes livres que le monde est complexe, qu’il n’y a pas de mal absolu ou de bien absolu. Elle �tait d�testable donc, mais je veux essayer de faire comprendre pourquoi ce personnage m’a toujours attendrie. Ma grand-m�re avait 18 petits enfants puisqu’elle a eu 6 fils, et j’�tais la seule � avoir la permission de blaguer et rigoler avec elle. Parce que je lui r�pondais toujours. Si quelqu’un se mettait minable devant elle il n’y avait plus aucun respect, c’�tait fini, mais comme j’ai toujours r�sist�, il y avait un respect mutuel, et donc on pouvait rigoler ensemble. L’histoire commence pendant la deuxi�me guerre mondiale... D’ailleurs, � ce sujet, les Europ�ens, qui se voient au centre du monde � peu pr�s autant que les Am�ricains, estiment que le plus grand probl�me du si�cle dernier fut la deuxi�me guerre mondiale. Mais dans mon pays, la seconde guerre mondiale n’existe pas, en fait. Elle a eu des effets secondaires ensuite, voil� tout. En Iran, Nazi est un pr�nom de fille qui veut dire Grace, j’ai failli m’appeler Nazi moi-m�me. La terre est ronde et vous pouvez toujours d�montrer que n’importe quel point est le centre du monde, n’est-ce pas ? C’est juste une question de point de vue.

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[1] Iconophage : cin�ma et BD tous les lundis de 19h � 20h30 sur RadioActive, 100 FM, aire toulonnaise.

[2] Persepolis quatre tomes, l’Association, 2000, 2001, 2002, 2003. Poulet aux prunes, l’Association, 2004.

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