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LETTRE D'INFORMATION |

Fred Bernard, entretien

dimanche 3 juillet 2005
par Iconophage
Fred Bernard est comme son dessin : g�n�reux. Il sera donc question ici d’activit� cr�atrice et de techniques picturales, de voyages, d’amiti�s, de projets, d’instinct maternel, de qu�te g�n�alogique, de nanas hyst�riques, de mecs machos, d’une fille qui ressemble � Jeanne qui habite en Bourgogne et que Fred Bernard conna�t, mais aussi de moustiques.
Sortez les �ventails et laissez-vous porter par la petite musique de l’artiste. Qui a en plus un sourire charmant.

ENTRETIEN réalisé par MHG [1] dans le cadre des douzi�mes rencontres de la bande dessinée de Bastia, le 2 avril 2005.

Vous nous pr�sentez aujourd’hui vos deux derniers albums, La Tendresse du Crocodile et L’Ivresse du Poulpe [2]. Qu’est-ce que �a fait de passer de la bande dessin�e jeunesse � la bande dessin�e pour adultes ?
Cela fait du bien. J’adore dessiner en noir et blanc mais il y a tr�s peu d’opportunit� de le faire pour la jeunesse. J’ai donc pratiquement arr�t� le dessin jeunesse et me suis mis � �crire des textes et des nouvelles, illustr�es pour la plupart par Fran�ois Roca. J’ai bascul� dans la bd gr�ce � un refus d’un �diteur. J’avais pr�sent� un texte chez Albin Michel, qui est devenu Jeanne et le Mok�l� [3]. La version o� elle tombait enceinte a �t� refus�e. Ils m’ont sugg�r� d’en faire un petit roman pour adolescents. Je n’en avais pas envie. Cela m’a permis de saisir cette opportunit� pour refaire de la bande dessin�e. L� je me fais plaisir � 100%.

Vous nous parlez de votre plaisir � raconter des histoires, mais comment construisez-vous vos r�cits ? Vous les imaginez enti�rement ou ils viennent au fur et � mesure ?
Je ne travaille pas du tout de la m�me fa�on en bande dessin�e ou en jeunesse. En jeunesse, il faut que j’aie termin� un texte pour que les illustrations commencent � na�tre. Pour la bande dessin�e, je n’ai pas du tout de technique. Je me laisse porter au fil de la plume. L’histoire n’est pas �crite enti�rement au d�part. Je sais comment cela commence, comment cela se termine mais apr�s, je travaille sc�ne par sc�ne et fais avancer l’histoire via des dialogues o� l’on d�couvre des �l�ments du r�cit. Je fais � la fin un montage de toutes les sc�nes, un peu comme au cin�ma.
Il y a des sc�nes qui sont interchangeables. Elles pourraient �tre d�plac�es sans que cela affecte la trame g�n�rale.
Si je faisais un chemin de fer tr�s pr�cis du d�but � la fin, je n’irais pas au bout. J’ai besoin de me dire que jusqu’au dernier plan, je vais avoir � trouver des dialogues. Je ne sais pas si cela se sent mais je passe un temps monstrueux � chercher les dialogues. J’essaie de trouver � chaque fois une chute, des sc�nes et des discussions qui s’ouvrent et qui se ferment. Je me sens beaucoup plus libre. C’est g�nial de faire avancer le texte et le dessin en m�me temps ! C’est un truc que je ne peux pas faire en jeunesse. C’est dur d’�crire pour les enfants ! M�me si je ne pense pas � la tranche d’�ge quand je le fais, il y a des r�gles que j’enfreins souvent, on s’autocensure...

Il semble que vous appr�ciez particuli�rement les digressions dans vos deux derniers ouvrages. Dans La Tendresse du Crocodile par exemple, on trouve des po�mes oniriques autour de l’Afrique et dans L’Ivresse du Poulpe des digressions �pistolaires. Vous faites attention � introduire ces respirations dans le texte ? La digression vous int�resse-t-elle comme voix narrative ?
C’est presque ce qui m’int�resse le plus en fait. L’aventure est pr�texte � parler d’autre chose. Le chemin de fer de l’aventure ne me suffirait pas. Ce qui m’int�resse c’est de voir comment les personnages vont r�agir dans certaines situations impossible � d�crire dans un classique 48CC [4] ou dans les films de cin�ma. Souvent les personnages n’ont pas le temps de discuter. Or c’est dans ces moments-l� que l’on d�couvre la psychologie des personnages, qu’on les conna�t plus intimement et que leur caract�re s’�toffe. Ce ne sont pas les sc�nes d’action qui le permettent.
En jeunesse, dans un 40 pages, on va dessiner le h�ros et tous les protagonistes au maximum 40 fois. Dans La Tendresse du Crocodile et dans L’Ivresse du Poulpe je dessine et je fais parler les personnages une centaine de fois. En fait, j’ai l’impression qu’ils existent. Ils me r�veillent le matin pour me dire « Alors, qu’est-ce que je fais aujourd’hui ? ». C’est � mi-chemin du premier tome que je me suis dit que je ne pouvais pas abandonner au fond d’un tiroir des personnages auxquels je m’�tais attach�. Ainsi � la fin de La Tendresse du Crocodile, il fallait qu’il se passe quelque chose et � la fin du tome 3 je me suis pr�par� une fin ouverte — m�me si l’histoire est close — pour en raconter une autre parce qu’ils me r�clament apr�s. Je me suis attach�, je les connais, en tout cas ceux que l’on voit souvent, Jeanne, Eug�ne, Victoire. Je les adore.

Ces personnages que vous adorez ont-ils une source d’inspiration dans la r�alit�, dans votre entourage ou peut-�tre dans des personnages de fiction ?
Ils sont tous plus ou moins dans mon entourage.

Cela doit �tre agit� autour de vous ! Vos amis ont du r�pondant.
Oui, oui. Je les choisis l�-dessus. C’est un crit�re.
Je parle toujours de pays que je connais un petit peu, et puis il y a des personnages qui sont lugubres : Monsieur William dans le premier tome par exemple, je ne dirai pas son nom, c’est un type que j’ai rencontr�, que j’aime bien mais c’est un vilain personnage. Il a v�cu longtemps en Afrique o� il avait ses petites blacks... Le truc tout � fait politiquement incorrect quoi ! Et en m�me temps un mec vachement int�ressant. Je ne porte pas de jugement. Il n’appara�t pas longtemps mais il est dans la bande dessin�e. Ce sont des gens compl�tement paum�s et ils ont tous un petit grain, mais c’est ce qui les rend r�actifs. Ils d�marrent au quart de tour... En fait, ils sont invivables !

Et en plus vous les plongez dans des pays peu tranquilles : on passe en Afrique, puis � Cuba. Vous connaissez ces pays ? Vous y avez v�cu ?
Je n’y ai pas v�cu. J’y suis all� en touriste mais toujours accompagn� d’individus qui avaient longtemps s�journ� dans le pays ou qui y habitaient encore. Je suis assez opportuniste � ce niveau.
J’ai ainsi d�couvert l’Afrique avec des types qui avaient v�cu 30 ans l�-bas. Ils y retournaient apr�s 2 ans pass�s en France pour y retrouver leurs amis qui �taient des missionnaires de 80 ans et qui y �taient depuis les ann�es 40, d’anciens marxistes-l�ninistes b�ninois qui avaient pris le pouvoir en 1972, des types qui tenaient des bars � filles dans les quartiers chauds de Cotonou. Des endroits o� je n’aurais jamais mis les pieds si j’�tais parti avec le Guide du Routard — qui te dit d’ailleurs de ne pas y aller. L� on rentre dans le pays � fond.
A Cuba, c’est presque plus facile qu’en Afrique. Ils viennent vers toi, ils sont tr�s demandeurs et te posent plein de questions. Ils ont une conscience politique et sociale. Ils savent qui est le pr�sident en France, ils ont entendu parler de Sarkozy. Ils sont au courant de notre actualit� d’une fa�on �tonnante.

On peut admirer dans vos livres une v�g�tation luxuriante et exub�rante, des paysages de flore et de faune particuli�rement r�ussis. Vous travaillez avec des croquis ou sur de la documentation ?
Les deux mais surtout des croquis que je ram�ne et qui me servent de base. Je n’ai jamais trop chaud et donc je suis assez friand de pays chauds. Je supporte m�me les moustiques ! Et puis une fois qu’on est vaccin� contre tout et si on est une bonne nature, �a passe. Il y a des gens qui ne tiennent pas longtemps... Il ne faut pas partir avec n’importe qui. J’aime dessiner la nature. Ma premi�re passion, c’�tait les sciences naturelles. Je continue d’observer les insectes au compte-fils dans les pelouses. Un, c’est passionnant et deux, c’est toujours esth�tiquement int�ressant au niveau du dessin.

Comment travaillez-vous ? Vous vous mettez � votre table de dessin o� vous r�unissez tous vos croquis et toute votre documentation ? Vous faites des crayonn�s ? Vous travaillez sur du grand format ?
Je travaille sur du petit format et je ne fais pratiquement pas de crayonn�s. J’ai une grande table � dessin mais je suis aussi souvent dehors que sur la table de la cuisine ou chez des amis. C’est un truc que j’ai gard� du voyage. Ne pas �tre d�pendant du mat�riel et de l’espace. Quand on a l’habitude de se balader avec un petit sac o� on a une fiole d’encre, un chiffon, une petite bo�te d’aquarelles, une petite bo�te pour les plumes, du petit format, on peut s’y mettre facilement n’importe o� n’importe comment.
Je me m�fie du f�tichisme vis-�-vis du mat�riel. Il y a ceux qui te foutent un coup de boule si tu le d�t�riores et les autres qui te diront que ce n’est pas grave. Moi je veux que cela reste quelque chose de simple.

Vous avez donc fait les Beaux-arts. Quelles sont vos influences ? Avez-vous des affinit�s avec l’art contemporain ?
Quand j’�tais aux Beaux-arts, c’�tait le grand boum Art contemporain, que j’adore, mais ce n’est pas cela que je voulais faire. J’ai quitt� les Beaux-arts pour aller dans une �cole de Lyon sp�cialis�e dans la bande dessin�e et l’illustration. Mais je reste proche du milieu de l’art contemporain via des amis. J’ai ainsi un ami qui a une galerie � Lyon, La Salle de Bain, qui invite des artistes qui sortent de l’�cole ou qui exposent d�j� � Tokyo ou � New-York. Mais je prends �a avec recul. Mes artistes pr�f�r�s sont ceux qui ne sacralisent pas l’art. En g�n�ral ce qu’ils font est plus g�n�reux. Il faut avoir envie de donner.

C’est ce que l’on ressent � la lecture de vos livres, la g�n�rosit� des personnages. On a l’impression qu’ils sont ouverts sur le monde, ouverts sur les autres...
Ils sont curieux de tout, toujours insatisfaits et ils avancent gr�ce � cela. Ils ne se sentent pas « arriv�s ». C’est la philosophie de vie que j’essaie de m’appliquer. S’ils �taient sages, je m’emmerderais et je ne les suivrais pas. Il faut de temps � temps les recadrer et des fois je me censure, parce que ce n’est plus dans le ton.
J’avais par exemple pens� � une sc�ne o� Eug�ne jouait avec sa bite. Il faisait une blague. Je me suis dit qu’il pouvait le faire. Ce qui m’int�ressait c’�tait la r�action de Jeanne. C’�tait un pr�texte � faire r�agir un personnage qui se cherche.
En revanche, je me suis dit que si j’arrivais � placer la sc�ne avec le doigt dans le cul dans une histoire qui n’a rien � voir avec un voyage en Afrique � la recherche d’un dinosaure, c’�tait un sacr� d�fi.

Quand on pense � la g�n�rosit�, � l’exub�rance d’une flore ou � la folie des personnages on imaginerait un dessin en couleur. Pourquoi ce choix du noir et blanc ?
Tous mes croquis sont en couleur. On ne peut les voir que dans un bouquin �dit� au Seuil, Au Bout, Parakou [5]. Je dessine en noir et blanc depuis que j’ai 8 ans. Il y a d’un c�t� les trucs en couleur, que je prends toujours plus comme un truc exp�rimental, peut-�tre r�utilisable pour de l’illustration jeunesse, et de l’autre le fait de raconter une histoire. Le noir et blanc devient une �criture. J’ai l’impression d’�crire comme je dessine et d’ailleurs, quand on voit les dessins que je faisais quand j’avais 8 ans, je n’ai pas beaucoup �volu�. De m�me que mon �criture. Je ne pose pas de question l�-dessus. Quand on �crit on ne pense pas � la fa�on dont on forme les lettres.
Je m’en suis rendu compte aux Beaux-arts une ann�e o� je m’�tais explos� le bras droit dans un accident. J’ai donc dessin� de la main gauche pendant plusieurs mois et j’ai constat� que je dessinais quasiment aussi bien des deux mains mais que ce n’�tait pas du tout le m�me dessin.

Les seules touches de couleur sont pour l’instant sur les couvertures de vos livres. On a remarqu� le beau bleu turquoise du Poulpe, et le rouge intense du Crocodile. Cela rappelle les 4 �l�ments essentiels : le feu, l’eau, la terre et l’air. De m�me, vous allez continuer � d�cliner l’originalit� des titres ? Apr�s la tendresse et l’ivresse ?
La terre risque d’�tre le troisi�me �l�ment et il y aura probablement 4 tomes. Le prochain se passe surtout dans le d�sert, entre Le Caire et la Jordanie, et cela va peut-�tre s’appeler La Maladresse du Scorpion, mais apr�s j’arr�te ce genre de titre. Jusqu’� pr�sent les titres ont un sens. Dans ce cas pr�cis, Eug�ne est scorpion et dans le d�sert il va en rencontrer d’autres.
Apr�s je vais arr�ter de les faire voyager. J’aimerais bien faire une aventure � la maison, au pays, mes Bijoux de la Castafiore.

Vos personnages vont peut-�tre acc�der � une certaine s�r�nit� ?
Oh non, non. Uniquement quand ils seront morts. Autrement je vais m’ennuyer. Mais cela serait bien qu’ils restent un peu chez eux.
Jeanne habite en Bourgogne. Sa maison est � 500 m�tres de chez moi. C’est de la documentation facilement accessible. Je voudrais qu’ils se posent un peu. J’ai un autre projet mais rien n’est encore fait. J’ai envie de parler de notre �poque et j’ai donc l’intention de raconter la vie de la petite fille d’Eug�ne et de Jeanne. Elle s’appellera Lili Love Peacok et sera la fille de Ernest Love Peacok, le fils que Jeanne et Eug�ne auront plus tard. J’ai envie de faire un truc sur les g�n�rations et les transmissions de g�nes et de n�vroses. Quand on a eu comme grands-parents Jeanne et Eug�ne, que le fils ne s’est pas du tout entendu avec sa m�re - Jeanne reproduit le sch�ma qu’elle a v�cu et n’a donc pas un sens aiguis� de la maternit�. J’aimerais savoir jusqu’o� cela peut aller puisque dans toutes les familles on trimballe des casseroles �normes dont on ne sait pas toujours d’o� elles viennent, puis quand on les d�couvre �a peut devenir int�ressant.
J’aimerais donc savoir ce que pourrait �tre cette petite fille qui n’a jamais connu ses grands-parents, mais qui fantasme un peu sur leur vie.
C’est un livre qui pourrait se lire compl�tement ind�pendamment des autres. Cela serait la qu�te g�n�alogique d’une jeune femme.

Avez-vous pens� � une adaptation cin�matographique ?
Pourquoi pas mais c’est une autre aventure. J’ai plein d’amis qui bossent dans le cin�ma et qui me poussent � adapter mes livres. Mais d’abord cela co�terait une fortune, et puis surtout je ne fais aucun d�marchage dans ce sens. Les gens qui travaillent dans le cin�ma se disent �videmment que tout est fait : il y a d�j� les plans de coupe, c’est mont�, cela pourrait �tre pris comme un story-board.
Cela ferait un beau film. J’aime bien les films d’aventures o� il n’y a pas que des aventures. Un peu comme les films des ann�es 50 o� tous les personnages sont un peu barr�s, o� les sc�nes de m�nage �taient effroyables, les nanas sont hyst�riques et les mecs un peu machos.

Vous venez d’�voquer les personnages barr�s. Que pensez-vous de l’installation � Bastia du Supermarch� Ferraille ? Que pensez-vous de cette d�marche ? Y avez-vous fait vos emplettes ?
Je suis sympathisant. Je les croise r�guli�rement m�me dans des endroits o� on ne les attend pas. Ils �taient par exemple au festival du th��tre de rue de Ch�lon-sur-Sa�ne. Je d�croche un peu quand cela devient trop pipi-caca et potache-lyc�e. Mais ce n’est qu’une petite partie. Le reste, j’adore.

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[1] Iconophage : cin�ma et BD tous les lundis de 19h � 20h30 sur RadioActive, 100 FM, aire toulonnaise.

[2] Seuil, respectivement 2003 et 2004.

[3] Albin Michel, 2001.

[4] 48 pages cartonn�es couleur. Standard "classique" de l’�dition de BD.

[5] R�cit de voyage, Editions du Seuil, 2003.

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