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LETTRE D'INFORMATION |

Cheminots : entretien avec Luc Joul�

jeudi 2 décembre 2010
par Saint-Just

Le 19 novembre dernier �tait projet� au cin�ma Le Royal � Toulon le nouveau film de S�bastien Jousse et Luc Joul� : Cheminots. Du train ciotadin des fr�res Lumi�re au TER Toulon-Marseille, en passant par le tortillard de la C�te bleue cher � Edmond Baudoin, le film nous transporte dans la destruction brutale de l’univers de femmes et d’hommes attach�s au service public.

ENTRETIEN r�alis� le 19 novembre 2010, apr�s la projection du film au Royal, un verre de Beaujolais � la main, le micro dans l’autre.

Tu avais d�j� r�alis� un documentaire sur les Les r�quisitions de Marseille lors de la Lib�ration en 1944 [1]. Peux-tu revenir sur ce film afin que l’on comprenne ton engagement en faveur du service public ?

C’est plut�t un int�r�t cin�matographique sur la question du travail qu’un engagement, en fait. Quand on a r�alis� ce film sur les r�quisitions de Marseille, il s’agissait de r�investir ce qui avait pu se passer dans la cit� phoc�enne � la Lib�ration quand des ouvriers se sont retrouv�s � la t�te de leur entreprise. D’un coup le travail au quotidien prend un sens diff�rent quand on sait qu’on travaille, � cette �poque-l�, � la reconstruction du pays. Quand le CE [2] a vu ce film-l�, il nous a contact�s pour nous inviter � cette r�sidence. On a pu alors poursuivre l’observation cin�matographique du travail.


Les cheminots ont-ils un rapport particulier � la culture de la r�sistance, � cette indignation qu’on retrouve dans le discours tr�s engag� de "vieux" r�sistants comme St�phane Hessel ou Raymond Aubrac ?

Ce sont des gens qui, au-del� du seul aspect historique, sont fondamentalement li�s par une culture commune. Quand une culture arrive � rendre l’individu plus r�sistant et quand l’individu arrive � rendre la communaut� elle-m�me plus r�sistante, la dimension du travail devient int�ressante. Quand il y a quelque chose qui d�passe le seul fait de venir le matin gagner sa vie, on atteint une dimension, j’allais dire, transcendantale.
Des gens comme Raymond Aubrac et St�phane Hessel ont lanc� aux jeunes g�n�rations en 2004 un appel � la vigilance devant le d�mant�lement du programme du Conseil National de la R�sistance [3]. Or quand on regarde ce qui se passe aujourd’hui dans une entreprise publique comme la SNCF, on est au cœur de leur mise en garde, quand ils disent «  Attention ! Il y a une certaine id�e de la soci�t�, une certaine id�e du vivre ensemble qui est en train d’�tre �branl�e, d’�tre d�construite ». Et nous, avec le film, c’est ce qu’on a voulu montrer.
Alors certes, on fait un film sur les cheminots, mais � travers la question du travailler ensemble, c’est celle du vivre ensemble qui est pos�e.

� propos du vivre ensemble au travail, on se rend compte que la SNCF est un monde que l’on conna�t assez peu. Ce ne sont pas des endroits qu’on fr�quente tout le temps. On fr�quente les quais, les guichets, mais on ne fr�quente pas ni les rotondes ni les rails. Comment as-tu d�couvert ces m�tiers et ce langage sp�cifique ?

Il nous a fallu du temps pour nous acclimater � cet environnement professionnel tr�s herm�tique. Il y a des mani�res de travailler, un langage particulier et nous qui voulions en r�v�ler un certain nombre d’aspects avons mis du temps avant de comprendre comment �a fonctionnait. On a mis du temps aussi avant de comprendre quelle histoire on allait pouvoir raconter. Ce film est n� dans le cadre d’une r�sidence artistique, nous avons pu prendre notre temps, regarder, d�couvrir, �couter, dialoguer avant de trouver l’histoire et la mani�re de la raconter. Ce que nous ont offert les cheminots et leurs repr�sentants au CE, c’est du temps. Il y a des cr�ations artistiques qui peuvent �tre fulgurantes, mais je pense qu’un artiste qui travaille en lien avec un univers professionnel a besoin de temps.

Justement, la fa�on de raconter. On voit des projections plein air sur des gares la nuit. C’est tr�s beau. Pourquoi cet int�r�t particulier � la dimension artistique du documentaire ? Comment les ouvriers ont-ils per�u cette d�marche ?

On a voulu que le cin�ma soit tr�s pr�sent dans le film. Quand le cin�ma est n�, les fr�res Lumi�re -- qui �taient deux -- ont pos� une cam�ra sur le quai de la gare de La Ciotat. Ils ont film� un paysage vide qui, soudain, par la seule arriv�e d’un train, se met � bouillonner, � �tre travers� de personnages divers. Et nous, on est parti de �a. En ramenant r�guli�rement le cin�ma dans le film, on voulait qu’il �claire un certain nombre de r�alit�s. Projeter des images de travail dans les anciens ateliers � Arles, c’est pour nous l’occasion de faire revivre dans ces b�timents d�sormais vides, des gestes, les images du travail.
Projeter le film de Ken Loach, The Navigators, c’�tait �clairer les cheminots de cette brigade de voie � Port-de-Bouc, �clairer leur propre r�alit�, leur propre v�cu quotidien en ramenant ces images de leurs coll�gues anglais que Ken Loach avait film�s pratiquement dix ans auparavant.

C’est presque un travail de sociologue dans le sens o� il y a une confrontation au r�el explicit�e...

Non, on n’est pas des sociologues. Mais on est assez content de voir comment le film est accueilli, c’est-�-dire que m�me chez les cheminots qui connaissent pourtant bien leur entreprise, il y en a certains qui nous disent « j’ai appris des choses, je ne sais pas forc�ment comme travaille mon voisin ». C’est d�j� important pour nous d’avoir fait �a.
C’est l’occasion aussi de passer dans les coulisses. Lorsqu’on est assis dans le train et que ce train prend 15 minutes de retard, on est l�gitimement un peu en col�re. Mais � partir du moment o� l’on sait qu’il y a toute une cha�ne d’hommes et de femmes qui sont en train de travailler pour que le train prenne le moins possible de retard, �a met les choses en perspective.

Cette r�alit� dans les m�dia dominants, c’est : maintenant le m�tier de cheminot a bien chang�, on conduit des TGV et plus des locomotives � vapeur. Dans le film, on voit pourtant des hommes mettre la main dans des machines diesel, transporter de lourdes charges, se contorsionner pour r�parer un moteur. Est-ce que �a a chang� l’optique de votre travail ? Comment avez-vous appr�hend� cette dimension lorsque vous �tes descendus sous les locomotives ?

On savait o� on arrivait : on arrivait dans un service public. On voulait interroger un moment capital de son histoire, au moment o� les choses basculent, entre ce que l’Histoire a l�gu� et ce qui est en train d’�tre d�construit pour r�pondre aux logiques �conomiques qui imposent leurs choix. Ce qu’on voulait, c’�tait faire un film sur les gens au travail et aborder ces questions � hauteur d’homme, pour finalement proposer un regard diff�rent sur des questions th�oriques. C’�tait essayer de regarder ces choses de la mani�re la plus organique qui soit. Lors d’une projection � Dijon, un spectateur a dit : « on voit presque l’attachement visc�ral des cheminots ». Et moi, j’aime bien le terme "visc�ral" parce que c’est vrai qu’� un moment donn�, on a voulu �tre dans les tripes, �tre tellement pr�s pour voir ce que �a fait aux tripes d’�tre cheminot.

On voit aussi des corps d’hommes qu’on n’a plus l’habitude de voir, dans le sens o� la t�l�vision ne nous montre plus que des cols blancs. L�, on voit des hommes en bras de chemises, du cambouis. Il y a aussi la notion de dynastie qu’on retrouve dans l’histoire ouvri�re, une esp�ce de reproduction sociale dont les cheminots tirent fiert�, et c’est certainement aussi pour �a que la bascule est douloureuse.

La transmission de cheminot de p�re en fils, ou de p�re en fille, �a fait partie des valeurs culturelles qui fondent cette communaut�. Aujourd’hui ce sont des choses qui sont remises en cause par la culture du management. Mais nous, ce dont on s’est rendu compte, c’est qu’il y a des choses qui demeurent. Malgr� tout, les cheminots de la gare Saint-Charles de Marseille font une correspondance sauvage pour sauver un ou deux voyageurs qui auraient rat� leur TGV s’ils n’�taient pas intervenu. Ils n’avaient pas l’ordre de la hi�rarchie mais ils l’ont fait quand m�me. � Miramas, le gars du fret dit : « on ne fait pas toujours ce que la direction nous demande ». Thierry � Avignon dit : « moi, je m’en vais parce qu’on ne m’�coute plus, mais ce que le m�tier de cheminot m’a apport�, je ne le perdrai jamais ». Il y a malgr� tout cet environnement, cette brutalit�, toute cette machine de guerre qui est mise en route pour sabrer cette culture, une r�sistance.
On ne voulait pas faire un film catastrophe, on ne voulait pas rajouter au pessimisme ambiant. On voulait voir de quelle mani�re les choses sont encore possibles. Je pense fondamentalement que les choses ne sont pas pli�es. Sur le plan du transport ferroviaire, �a ne marche pas comme ils le souhaiteraient. M�me si c’est dur, je pense qu’il faut observer les choses telles qu’elles existent. Il y a des points d’appui, des liens qui existent encore, et c’est l�-dessus qu’il faut se retrouver pour �largir la question du train au-del� de la seule communaut� des cheminots. Parce que si on laisse l’avenir du train dans la soci�t� aux seuls cheminots, je pense que l’affaire est entendue.

En m�me temps, peu de personnes, peu de groupes prennent le parti de faire un documentaire sur ce type de classe ouvri�re, ou de mettre en avant des probl�mes sociaux tels qu’ils se posent. Tu le disais toi-m�me, il y a des contraintes budg�taires, des contraintes de temps. L� aussi, est-ce qu’il y a une question du cin�ma qui va au-del� du cin�ma ?

Nous avons fait ce film parce qu’� un moment donn� on nous a invit�. Nous n’aurions peut-�tre pas eu spontan�ment l’id�e de parler des cheminots. L�, on est d’abord venu nous chercher en nous disant « on a vu votre film pr�c�dent, est-ce que vous avez envie de d�velopper quelque chose ici ? » Je pense que le cin�ma, la cr�ation artistique en g�n�ral, est beaucoup une affaire de rencontres. Il ne faut pas l’oublier. Il y a des fois des hasards de la vie qui rendent les choses possibles.

Mais le hasard �tait d�j� un peu guid�. Vous aviez fait ce film sur les r�quisitions. Et le passage o� le nouveau directeur de gare � Miramas, je crois, parle du renouveau de la SNCF et de la conqu�te du monde � ses ouvriers, �a fait tr�s Strip-Tease ou Pierre Carles. Et m�me si le montage n’est pas du tout le m�me, m�me s’il est plus stylis�, on trouve quand m�me cette ironie, ce sarcasme vis-�-vis de des dirigeants.

Oui. Mais on n’a rien fait d’autre que de filmer le discours. Il tombe tout seul, le pauvre personnage...

...Pas tout seul. On nous r�p�te tous les jours ce discours manag�rial et si on est devant sa t�l�, on en rit ou on l’encaisse...

On voulait montrer qu’� un moment donn�, ces grands discours, c’est de la fiction, voire de la science-fiction. Quand vous voyez le visage des cheminots en face qui �coutent, personne n’y croit. Et c’est m�me � se demander si celui qui tient ce genre de propos y croit lui-m�me, tellement c’est absurde. Le management aujourd’hui, c’est de la construction pure, �a n’a aucune r�alit�. Ce sont des discours qui sont pens�s, fabriqu�s, mais qui n’ont aucune accroche sur le r�el. Il suffit de les regarder d’un peu pr�s pour voir leurs fragilit�s, comment il suffirait d’une pichenette pour que tout se brise. C’est beaucoup de blabla, et en face il y a le silence de ces cheminots qui �coutent, silence qui pour moi est d’un vacarme assourdissant. Parce que ces gens-l�, m�me s’ils n’ouvrent pas la bouche, je les entends crier. Alors que l’autre -- le directeur --, m�me s’il parle, il ne dit rien, et on n’entend rien.

Merci � Luc Joul�.

Pour en savoir plus sur le film et autour du film, rendez-vous sur le site cheminots-lefilm.fr.

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[1] Les r�quisitions de Marseille (mesure provisoire), S�bastien Jousse et Luc Joul�, une co-production de l’Œil sauvage/France 3 M�diterran�e/CNRS Images, 2004. Ce film est issu du travail de Robert Mench�rini, dont un r�sum� est disponible ici. Vous pouvez en lire la critique dans les Cahiers d’Histoire, l�.

[2] Comit� d’�tablissement Cheminots de la r�gion Provence Alpes - C�te d’Azur. D�clare vouloir consid�rer l’entreprise comme un lieu de rencontre culturelle entre le monde artistique et celui du travail. Organise depuis 20 ans des r�sidences artistiques.

[3] � l’occasion du 60e anniversaire du Programme du CNR adopt� dans la clandestinit� le 15 mars 1944. Pour en savoir plus, cliquez sur le lien.

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