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LETTRE D'INFORMATION |

Nine Antico, entretien

jeudi 15 juillet 2010
par Iconophage

Dans Coney island baby [1]), Nine Antico croise les biographies fantasm�es de Betty Page et Linda Lovelace. Au d�but de leur histoire, les deux starlettes n’imaginaient sans doute pas qu’elles imprimeraient la pellicule et les r�tines masculines comme elles l’ont fait entre les ann�es cinquante et soixante-dix, pas de mani�re aussi triviale en tout cas. Nine Antico, elle, malgr� son go�t constant pour le dessin, ne pensait pas qu’elle ferait de la bande dessin�e un jour.

E ntretien r�alis� pour l’�mission Iconophage [2] dans le cadre des dix-septi�mes rencontres de la bande dessin�e de Bastia, le 10 avril 2010. Enregistrement et photos : Eric Litot ; interview : Gilles Suchey et Eric Litot.

Quel est ton parcours ?

J’ai toujours dessin� mais n’ai pas fait d’�cole d’art. J’habitais la banlieue parisienne et il �tait tr�s difficile d’int�grer une �cole d’art. J’ai donc mis le dessin de c�t� et me suis orient�e vers le cin�ma. J’ai suivi un cursus cin�ma jusqu’au DEUG en encha�nant sur des stages et des petits boulots dans le milieu de la postproduction. Puis vers 21 ans, je me suis dit que cela valait le coup de reprendre le dessin. J’ai donc int�gr� l’ann�e pr�paratoire de l’Acad�mie Charpentier, et j’ai pr�sent� les Arts D�coratifs et les Beaux Arts... sans succ�s.

Mais cette ann�e de dessin m’a confort�e dans mon id�e que, m�me si je ne savais pas exactement ce que j’avais envie de dessiner, j’aimais vraiment �a. Je me suis dit que j’allais essayer d’entrer par toutes les portes possibles. Du coup je me suis mise � travailler l’ann�e suivante � mi-temps en tant que serveuse tandis que je continuais � dessiner dans les concerts, � croquer tout le temps ce qui se passait autour de moi, les sc�nes de vie avec mes amis, mes copines. Je mettais souvent une phrase en exergue. Je faisais des fanzines, j’ai commenc� � bosser pour la presse, Nova Magazine, Trax... C’�tait assez irr�gulier mais j’avais comme �a des petites r�ussites qui me disaient que c’�tait possible. J’�tais enrag�e. C’�tait une situation difficile, quand on a tr�s envie de faire quelque chose mais qu’on ne sait pas si cela va aboutir, si on va pouvoir en vivre... Difficile mais obligatoire.

Ensuite j’ai trouv� un boulot � mi-temps aux �ditions Corn�lius. Je ne connaissais pas du tout l’univers de la bande dessin�e. J’ai envoy� plein de lettres aux maisons d’�dition...

Parce que jusqu’alors tes dessins ne constituaient pas des bandes dessin�es ?

Non, car je n’ai pas du tout une culture bande dessin�e. C’�tait plut�t de l’illustration et du dessin sur le vif. Bosser chez Corn�lius m’a ouvert la porte d’une bande dessin�e dont je n’avais m�me pas id�e. Cela m’a donn� une bonne claque. A partir de l� j’ai fait une boulimie d’une certaine bande dessin�e, c’est s�r que je suis pass�e � c�t� de plein de choses, et quand on les loupe, on ne peut pas les rattraper comme �a. Gamine je n’ai pas lu Gaston [3] par exemple, et je ne me vois pas le lire maintenant. J’ai de grosses lacunes.

J’ai travaill� chez Corn�lius pendant 4 ans en faisant de la presse et du secr�tariat. J’�tais parfaitement contente avec Corn�lius. Je continuais de dessiner � c�t� mais moins fr�n�tiquement. Je comprenais que le dessin ne serait pas forc�ment mon m�tier un jour. C’est � ce moment que j’ai su ce que je devais raconter mon histoire.

J’ai appris les codes de la bande dessin�e en faisant Le Go�t du Paradis [4]. Cela s’est fait sans que je m’en rende compte... je me rappelle bien la premi�re fois o� j’ai d�coup� une situation en 3 cases plut�t qu’en une seule image.

Tu n’as pas �t� prise dans les �coles d’art mais tu es entr�e chez des grands �diteurs ind�pendants comme Ego comme X et L’Association. Pourquoi pas Corn�lius ?

J’avais mes carnets qui �taient tr�s maladroits. Cela t�moignait d’une grosse envie de dire des choses mais c’�tait vraiment le niveau 1. Et Jean-Louis Gauthey m’a tout de suite dit : « T’es l� pour bosser et je ne veux m�me pas les voir, tes dessins ». Et je comprends parfaitement. Il aurait �t� difficile pour lui de travailler avec moi si jamais il avait eu un regard n�gatif sur mon travail. Il m’a tout de suite dit : « Ton travail c’est � c�t�, ici c’est autre chose ». Je lui ai quand m�me montr� des trucs au fur et � mesure mais cela s’est fait progressivement...

Pourquoi Ego Comme X ? Ce n’�tais pas un catalogue qui m’int�ressait. Le c�t� autobiographique me faisait un peu peur. J’avais un a priori n�gatif mais il se trouve que je faisais de l’autobiographique. Ils m’ont tout de suite aiguill� — c’est Fr�d�ric Poincelet et Sylvie Chabroux qui ont rep�r� mon travail. Je commen�ais � peine mon livre et ils m’ont vraiment aid�. Cela a �t� un travail de longue haleine et j’ai beaucoup appris.

Il y a une tr�s grande vogue du r�cit autobiographique. Est-ce que tu lis ce genre de choses ? Comment te situer par rapport � cela ?

J’en lis mais je n’ai pas de pr�f�rence pour ce genre particulier. Et souvent c’est un peu une falaise d’o� il est facile de tomber. Tout le monde a des trucs croustillants � raconter. C’est int�ressant et en m�me temps pas du tout...

Il y a un monde entre Laurel [5] d’un c�t� et Judith Forest [6] de l’autre ?

Je ne connais pas.

Ou alors Debbie Drechsler qui a �t� �dit�e elle aussi par l’Association [7] ?

Cela fait partie des r�cits autobiographiques qui m’ont �mue et touch�e. Elle traite sans pathos un sujet dur. Je sais pas si vous avez lu Ancco [8], mais l� aussi ce sont des sujets difficiles.

Avec Le Go�t du Paradis je voulais aborder quelque chose d’original : le complexe d’�tre blanche et le rejet de ce qu’on repr�sente, parfois. J’avais envie de raconter �a, et aussi l’attitude critique qu’on peut avoir tr�s t�t vis-�-vis de sa famille. Plus l’�veil sentimental pr�coce. Il me semble que j’ai �t� assez pr�coce l�-dessus.

Dans Conely Island Baby, tu quittes la veine autobiographique et tu reviens � tes premi�res amours du c�t� du cin�ma ?

Oui mais de toute fa�on, je fais de la bande dessin�e comme si je faisais un film. Pour avoir un peu boss� sur les courts m�trages, j’ai appr�ci� l’exp�rience et en m�me temps ce qui m’a perturb�e, c’est que c’est long, qu’on d�pend de plein de choses, du mat�riel, de l’argent, des gens, de la m�t�o... alors qu’avec un stylo et une feuille, j’ai l’impression de faire mon film. Quand je d�coupe une page, c’est comme si j’avais la cam�ra dans l’œil.

Tu organises tes cases comme des �crans de t�l�vision vintage, avec des coins arrondis. Le lecteur a plus la sensation d’�tre devant une t�l� qu’au cin�ma. C’est un choix formel d�lib�r� ?

Je ne me rendais pas compte du c�t� arrondi... Tout le monde me dit que �a fait penser � un �cran TV. La seule chose que j’avais � l’esprit est qu’il m’�tait impossible de faire des cases � angles droits. La case arrondie va avec les courbes de mon dessin.

Ce qui est aussi remarquable, c’est que tu dessines des cases dans les cases... Comme si le fond de ton dessin �tait un d�cor de th��tre, ou une case de cellulo�d... Pour provoquer une distanciation du lecteur par rapport � l’histoire ?

Ce n’est pas d�lib�r�. Dans la bande dessin�e d’auteur, on a vraiment l’impression que chaque case est indispensable, qu’une histoire compl�te pourrait �tre �chafauder tout autour. Quand j’�tais petite, je voulais faire du dessin parce qu’une image dans une page pouvait m’inspirer. Et j’adorais cette sensation o� on avait l’impression de voir les hors champs. C’est pour �a que je travaille chaque case jusqu’� ce que je sente qu’elle peut vivre toute seule.

Et sur ce d�sir d’incompl�tude des traits et des visages, souvent l’absence de bouches, cela signifie-t-il quelque chose ?

Cela n’a pas �t� r�fl�chi. Je n’aime pas quand tout est dit, comme quand on est guid� dans les livres ou les films, qu’on nous impose une vision ou une direction. Quand je dessine des yeux et un nez, j’aime bien l’id�e que l’on puisse deviner l’expression du personnage, que chacun puisse se faire son opinion. Qu’il reste une marge de lecture tr�s ouverte.

D’ailleurs j’ai du mal dans les interviews � dire pourquoi j’ai fait Coney Island Baby. Je voulais aborder 100.000 points qui me touchaient. Et � l’int�rieur de chaque chapitre, je me r�galais pour tel ou tel dialogue. Je ne voyais pas l’ensemble du livre mais le c�t� intercal� de chaque sc�ne, de Linda Lovelace et Betty Page, ce qu’elles pouvaient s’apporter l’une � l’autre. Je n’ai finalement pas un regard clair sur la pornographie, est-ce que c’est bien, est-ce que c’est mal, est-ce qu’une fille peut s’en sortir ?

C’est une histoire que tu as construite au fur et � mesure. Tu t’es laiss�e porter par ton r�cit ?

Ce qui �tait s�r, c’�tait que ces parcours-l�, ces femmes-l�, me touchaient. Je me pose beaucoup de questions en tant que fille sur ce que c’est justement d’�tre une fille... Je ne m’attendais pas, lorsque j’�tais petite, � �tre la fille que je suis maintenant avec vernis � ongles et rouge � l�vres... Je ne pensais pas que j’allais �tre �a... Et finalement je le suis. � quel moment commence l’ali�nation ? Cela va avec tous les fantasmes v�hicul�s par les films et les livres, cette image des ann�es cinquante de femmes comme Lauren Bacall, Bette Davis. On peut avoir du contr�le, une ma�trise, �tre intelligente, tout en voulant plaire et �tre superficielle...

On est toujours assujetti au regard de l’homme ? S’il n’y a pas l’homme, cet aspect-l� dispara�t ? Si l’homme n’est pas l�, on ne se met pas du vernis � ongles ?

Les femmes se flagellent toutes seules. On donne toutes les armes pour se faire battre tout en en savourant parfois les d�lices. C’est difficile de savoir qu’on veut plaire et tout ce qu’on est pr�te � faire pour y parvenir...

C’est un peu l’ambigu�t� du livre. D’un c�t� ce sont des figures phares qui ont marqu� une forme d’�mancipation de la femme. Mais il y a aussi l’envers du d�cor qui montre l’ali�nation de ces deux femmes...

En fait elles ne contr�laient rien...

Peut-�tre Betty Page ma�trisait-elle mieux son destin ?

Elle avait moins � s’en justifier car � l’�poque la culture SM, qu’elle a contribu� � faire �merger, restait tr�s confidentielle. �a circulait sous le manteau, c’�tait rang� au fond des tiroirs. Elle a arr�t� sa carri�re quand des photos de nu int�gral ont commenc� � circuler. Alors que Linda Lovelace avait un r�le � tenir face au monde.

Tu as un parcours atypique en bande dessin�e. Qu’est-ce que �a fait d’�tre adoub�e par JC Menu comme faisant partie d’une nouvelle g�n�ration montante, g�n�ration qu’on peut d�couvrir dans Lapin [9], cela repr�sente quelque chose d’important pour toi ?

Quand je suis dans un festival comme celui-ci ou quand je monte sur sc�ne pour remettre un prix, je me sens super mal et �mue en m�me temps. Parce que je me demande toujours ce que je fais l�. C’est �videmment une grande fiert� que d’�tre �dit�e par l’Association, et d’�tre ici, mais j’ai honte car j’ai une culture BD beaucoup moins importante que celle que j’ai par exemple en cin�ma. Et je suis tellement difficile quand je lis de la bande dessin�e que c’est aussi tr�s difficile de me retrouver l�, devant des gens qui sont des grands noms et qui travaillent depuis 30 ans dans ce milieu, et dont je ne connais aucun ouvrage... J’ai parfois des moments de g�ne �normes.

Je d�teste les petits r�alisateurs qui se vantent de n’avoir vu aucun Kurosawa... Y’a pas de quoi �tre fier de �a... On n’est pas oblig� d’avoir tout vu mais si on s’int�resse � quelque chose, on a envie de d�couvrir... Et moi, j’ai plein de choses � d�couvrir.

En m�me temps, il n’y a pas une unique famille dans la bande dessin�e, mais des modes d’expression tr�s diff�rents...

Oui mais m�me dans la famille � laquelle j’appartiens, j’ai beaucoup de lacunes. La p�riode actuelle est tr�s riche car c’est la phase o� les gens lisent mon livre, o� j’ai des retours, des trucs touchants, et cela me fait tr�s plaisir. Mais j’entendais Serge Clerc hier qui discutait avec Stanislas et qui disait qu’eux m�mes, quand ils �taient invit�s dans un festival, ils s’imaginaient souvent qu’ils n’�taient pas l�gitimes. On a l’impression d’�tre tous en fraude ici. C’est ce que �a fait en d�dicace : on a trop peur que les gens d�couvrent qu’on ne dessine pas bien...

Ce sentiment permet aussi d’avancer...

Oui, mais c’est un sentiment qui est l� pour l’�ternit�.

Quels sont tes projets ?

Je termine pour Gl�nat, dans la nouvelle collection 1000 Feuilles, un 54 pages couleur que j’ai demand� cartonn�, Girls don’t cry. Ce sont des pages que j’avais faites pour le mensuel Muteen. �a parle de filles entre elles... C’est un peu les personnages du Go�t du paradis mais j’avais la contrainte d’une histoire par page qui me plaisait.

Lis-tu la bande dessin�e "girlie" tr�s en vogue ces jours-ci, � la tra�ne de Aude Picault ou P�n�lope Bagieu ?

�a ne m’int�resse pas vraiment. Aude Picault sort du lot. D’ailleurs elle sort La Comtesse, une bande dessin�e pornographique chez Les Requins Marteaux.

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[1] L’Association, 2010. Titre r�f�rence � une chanson de Lou reed.

[2] Iconophage, tous les mardis de 18h30 � 19h30 sur Radio Active, 100 FM, aire toulonnaise.

[3] Un site pour ceux qui cherchent � se renseigner sur œuvre de Franquin : http://www.franquin.com/

[4] Le Go�t du Paradis, Ego comme X, 2008.

[5] Pour se faire une id�e du travail de Laureline Michaut, voir son blog.

[6] Il faut aller voir l� et l�.

[7] Lire les magnifiques Daddy’s Girl et Summer of Love.

[8] Aujourd’hui n’existe pas, Corn�lius, 2009.

[9] Revue de L’Association.

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  • Nine Antico, entretien 16 juillet 2010 (4 r�ponses)


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