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LETTRE D'INFORMATION |

Pertinence de la caricature en milieu temp�r�

lundi 27 février 2006
par Gilles Suchey
On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui, disait le proph�te. Pour �tre correctement appr�ci�e, la caricature doit �tre correctement encadr�e. En f�vrier, un patron de presse parisien et un petit baron de province montrent qu’ils n’ont pas bien compris le truc.

QUAND les pouvoirs politiques, religieux ou �conomiques rouvrent le d�bat sur la libert� d’expression, se mettent � discuter le bout de gras sur son domaine d’exercice en invoquant l’�vidence et le Droit, ce n’est jamais bon signe. Malheureusement, nos grands hommes se sont engag�s sur cette voie savonneuse. De Jacques � Jos� Manuel en passant par Beno�t, Hans ou Mohamed, on ne compte plus les �lus, repr�sentants de communaut�s, pr�sidents ou simples responsables de MJC � jouer la rengaine du « je suis moi-m�me tr�s attach� � la libert� d’expression, mais... » ...mais ...mais.
« La libert� d’expression doit �tre ma�tris�e. Elle s’arr�te l� o� commence celle de l’autre et en l’occurrence, on n’a pas le droit, sous pr�texte de caricatures, d’offenser ou de blesser des populations dans ce qu’elles ont de plus sacr� » dit le d�put� socialiste G�rard Bapt, par ailleurs vice-pr�sident du groupe d’amiti� France-Liban (au micro de RFI, 16 f�vrier 2006). La libert� d’expression s’arr�terait l� o� commence la libert� (d’expression ?) de l’autre ? Qu’est-ce que c’est que ce charabia inqui�tant ?

La peur agit comme moteur du repli. Ben Laden rode encore et l’Iran construit sa bombe. Ces jours-ci, nos soci�t�s pacifi�es malm�nent les m�dias ayant embray� sur les caricatures danoises pour, dit-on, calmer le jeu. Notons que la sourde menace pesant sur la libert� d’expression est endog�ne : les grands hommes �num�r�s plus haut sont tous europ�ens. Les journaux qui ont repris les dessins incrimin�s ont voulu riposter au diktat fondamentaliste, aux manifestations anti-occidentales organis�es dans des pays o� on ne rigole pas trop avec l’Islam. « Le crayon et la plume contre le poignard et la ceinture d’explosifs », titrait le Monde du 8 f�vrier. Alors, contre l’intol�rance des extr�mistes et pour la d�fense de la libert� d’expression, la publication des 12 caricatures s’imposait-elle ? La r�ponse est non.

Si la tol�rance � la caricature peut servir d’indicateur permettant d’appr�cier les dispositions d�mocratiques d’une nation ou d’un continent, elle ne peut �tre consid�r�e comme le thermom�tre absolu.
Le boulot du caricaturiste implique de pousser la libert� d’expression dans ses retranchements. Il exprime toujours son art au d�pend d’une personne ou d’un groupe de personnes, d’un dogme, d’une institution. Caricare, en italien, signifie charger. Puisque la caricature est exag�ration, il semble tr�s peu probable qu’une soci�t� humaine dans son ensemble — complexe, multiforme et d’opinions divergentes — puisse admettre "naturellement", � d�faut d’appr�cier, la m�me caricature, la m�me charge � l’encontre d’une cible unique. Et pourtant ! La chose n’est pas rare et les exemples historiques abondent. Car une caricature n’est pas forc�ment rebelle � l’ordre �tabli. Elle peut appuyer la strat�gie du pouvoir en place et agir comme outil de propagande officielle. Corollaire : Le sens commun peut normaliser l’exag�ration. Et �a, c’est tr�s grave. Pour le dire de fa�on plus explicite : quand des populations enti�res acceptent la repr�sentation du peuple juif par un type au nez crochu, avide et dominateur, les wagons blind�s ne sont plus tr�s loin.

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1- Le gentil sauvage, 2- l’ignoble conspirateur, 3- le terroriste.
Le n�gre a quand m�me l’air vachement plus sympa que les deux autres.

Pourquoi le num�ro sp�cial de Charlie Hebdo publiant les caricatures danoises s’est-il vendu � 400.000 exemplaires — trois fois plus que le tirage habituel ? L’engouement du public ne correspond certainement pas � un « achat militant », un « contre-boycott citoyen » en riposte au boycott des produits danois dans certains pays musulmans, comme semble l’affirmer la journaliste Caroline Fourest (propos rapport�s par AFP, 8 f�vrier 2006). L’hebdomadaire n’a pas non plus converti de nouveaux lecteurs � l’anarchisme de Sin� ou la mauvaise humeur de Charb. Il ne s’agit pas davantage pour la plupart des acheteurs occasionnels de comprendre les tenants et les aboutissants de l’affaire. Seules comptent les 12 vignettes maudites. Charlie diffuse ce qui peut devenir, par la folie des int�gristes et le raffut m�diatique, la figure de l’Arabe universellement admise en Occident. Caroline Fourest voit un acte militant l� o� il y a surtout de la curiosit� malsaine. Le « contre-boycott » n’est pas citoyen, il est juste haineux et raciste. Certains kiosquiers planquaient l’hebdo sous le comptoir et le vendaient � la demande pour �viter tout incident (et les repr�sailles des terroristes islamistes ?), d’autres le brandissaient comme un �tendard : �a en dit long sur la confusion ambiante.

Caricaturistes de tous les pays, unissez-vous.

Dans le discours de Philippe Val, r�dacteur en chef de Charlie Hebdo, on trouve la condamnation r�currente de la gauche "alter" qui serait coupable de connivence objective avec les fondamentalistes islamistes. Parce qu’il a constat� la pr�sence de Tariq Ramadan � un forum social, il jette le b�b� avec l’eau du bain, les pro-palestiniens, les antis�mites, les anti-am�ricains primaires et ceux qui militent pour un autre mod�le de soci�t� [1]. Puisqu’il aime les amalgames, on peut lui r�torquer que sa d�cision de publier les dessins danois fait de lui l’alli� objectif des r�actionnaires islamophobes les plus gratin�s. Quelle pertinence y a-t-il � exposer dans un journal satirique ancr� � gauche, p�tri des valeurs humanistes des Lumi�res, des caricatures incertaines r�alis�es par des dessinateurs dont on ignore pour l’essentiel les convictions politiques, et qui font ricaner un panel de gens allant du x�nophobe ordinaire au facho le plus radical ?

Ouvrir et appr�cier un journal n�cessite un certain apprentissage. La grille de lecture est indispensable. Quand on la ma�trise, on est vraiment apte � savourer ou rejeter un contenu. La caricature exige aussi du lecteur une bonne connaissance de l’actualit� politique, sociale et �conomique. Et pour en rire et la juger pertinente, mieux vaut partager la sensibilit� du dessinateur. Charlie aurait largement pu se contenter de ses propres talents et �viter d’alerter les coll�gues au nom de la d�fense de la libert� d’expression. Paradoxe : le CFCM [2] n’aurait certainement pas engag� de recours en justice alors que les dessins de Tignous, Luz ou Riss sont autrement plus puissants que les caricatures danoises. Le message anti-fondamentaliste en serait sorti renforc� sans ambigu�t� ni malaise.

Un dessin, c’est dr�le.

La caricature ne s’accommode pas de neutralit� bienveillante. C’est ce qui la diff�rencie du simple dessin de presse et c’est pour cela que le travail de Plantu dans le Monde, par exemple, est si lourd. Quand la ligne �ditoriale est tr�s tranch�e, le caricaturiste est � l’aise. En revanche, faire rire ou interpeller le lecteur sur un support qui revendique sa neutralit� rel�ve de la gageure. Plantu encombre ses dessins d’�l�ments sur-signifiants et ajoute encore des colombes de la paix afin, pense-t-il ( ?), de rassurer un lectorat qui ne comprendrait pas les ellipses radicales.
Le support et le contexte de publication sont donc essentiels.

Voil� quelque chose que n’a pas compris le maire UMP de la petite ville de la Garde, � c�t� de Toulon. Il vient d’�diter une revue � l’intention du personnel communal, une esp�ce de livret d’accueil illustr� de croquis « amusants » selon son propre avis (voir les sp�cimens ci-dessous).
Publi�s dans Conscience politique, "le journal � contre pied de la pens�e unique", ils feraient certainement fureur. Destin�s aux fonctionnaires territoriaux, ils agacent ou scandalisent. Le fait que l’auteur soit lui m�me agent territorial garantit la pertinence du propos, dit le maire. « Cela montre qu’on peut �tre s�rieux sans se prendre au s�rieux ». Cela montre surtout qu’on peut avoir un coup de patte int�ressant et du papier buvard dans la t�te, bien impr�gn� des discours normatifs les plus �cul�s.
C’est l’histoire du dessinateur qui se pense inventif, mais ne sait que reproduire fid�lement la pens�e caricaturale de ses ma�tres. Heureusement qu’on ne lui demande pas de dessiner des musulmans.

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Quelques caricatures publi�es dans le "livret d’accueil" distribu� en 2006 aux agents territoriaux de la ville de la Garde.

Et puisque le maire de la Garde Jean-Louis Masson aime l’humour absolument dr�le et la charge gratuite, sans doute a-t-il appr�ci� le document placard� sur les murs de sa ville voil� un ou deux ans (voir ci-dessous). C’est bien nul, mais publi� dans le contexte de cet article, on peut aussi trouver �a « amusant ».

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Le proph�te de l’introduction est Pierre Desproges.
Le titre de l’article est inspir� — doux euph�misme — du film de Jean-Marc Moutout Violence des �changes en milieu temp�r�.

[1] Extrait de la chronique de Val dans l’�mission Charivari sur France inter, le 20 f�vrier 2006. Val explique pourquoi selon lui la libert� d’expression fait aujourd’hui d�bat, alors que 20 ans plus t�t toute la communaut� politique et intellectuelle �tait unie pour d�noncer la fatwa contre Salman Rushdie : « [...] Il y a eu entre-temps une guerre civile en Alg�rie qui a fait pr�s de 200.000 morts [...] Ce que l’on sait avec certitude, c’est que l’arm�e au pouvoir en Alg�rie a profit� de la confusion pour faire dispara�tre quelques g�neurs en se dissimulant derri�re les m�thodes ignobles du GIA. On sait avec certitude que plus de 150.000 personnes, des intellectuels, des artistes, des journalistes et des paysans, �gorg�s, assassin�s, massacr�s, l’ont �t� par les int�gristes du GIA et autres factions de l’Islam radical. Mais une partie de la gauche fran�aise radicale — elle aussi — a jug� opportun de nier cette r�alit� et de r�pandre l’id�e selon laquelle l’int�grisme est une invention des Am�ricains et des sionistes, que l’Islam politique est un tout petit ph�nom�ne mineur et qu’il s’agissait en Alg�rie essentiellement de crimes d’Etat. Cet �norme mensonge n�gationniste n’a pas mal march�. Et surtout il a permis, quelques ann�es plus tard, d’inviter dans les forums sociaux par exemple des repr�sentants de l’Islam politique sous pr�texte que leur anti-am�ricanisme en faisait des alli�s objectifs. Englu�s dans ce mensonge, les repr�sentants de ces mouvements refuseraient aujourd’hui de soutenir Rushdie, car cela entrerait en contradiction avec leur th�se selon laquelle l’int�grisme religieux est une invention pour d�tourner notre attention des vrais probl�mes [...] »

[2] Conseil Fran�ais du Culte Musulman.

R�pondre � ce message

  • Il fait pas bon etre musulman..... 1er mars 2006, par (2 r�ponses)
  • Stupide 28 février 2006, par (15 r�ponses)


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