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Abd el-Kader � Toulon
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jeudi 6 janvier 2005

par Saint-Just

Depuis le 3 d�cembre 2004 et jusqu’au 29 janvier 2005, la m�diath�que du Pont-du-Las accueille une exposition sur un « h�ros des deux rives » : l’�mir Abd el-Kader. Cette manifestation est propos�e par la section de Toulon de la Ligue des Droits de l’Homme en collaboration avec divers organismes. Toutes les informations pratiques sont disponibles sur le site de la LDH.

uverville a souhait� en savoir plus sur cette dr�le d’histoire entre la France et l’Alg�rie, avec Toulon comme point de rupture et de r�conciliation. Mme Andr�e Bensoussan, commissaire scientifique de l’exposition, a bien voulu r�pondre � nos questions.

Pourquoi s’int�resser � Abd el-Kader � Toulon ?
Parce qu’� Toulon les populations originaires des deux rives de la M�diterran�e se c�toient sans savoir qu’elles partagent une histoire commune : celle li�e � l’aventure d’Abd el-Kader. La conqu�te de l’Alg�rie est partie de Toulon le 24 mai 1830 et c’est � Toulon qu’Abd el-Kader, le principal opposant � cette conqu�te, a s�journ� en captivit� durant 4 mois, au Fort Lamalgue. Il conna�t l’�preuve de l’emprisonnement en violation de la parole donn�e lors de sa reddition : le duc d’Aumale, fils du roi Louis-Philippe, lui avait promis de l’envoyer en exil � Alexandrie. Ces quatre mois souvent pass�s sous silence sont d�cisifs car c’est au cours de cette �preuve que le combattant renonce � tout recours � la lutte arm�e et redevient l’homme d’�tudes, de m�ditation religieuse qu’il �tait dans sa jeunesse avant l’exp�dition d’Alger. A Pau puis � Amboise apr�s quatre ann�es de captivit�, il ach�vera cette conversion amorc�e � Toulon.

Quel pays �tait l’Alg�rie d’avant 1830, et quelles �taient ses relations avec la France ?
L’Alg�rie actuelle s’appelait la R�gence d’Alger. Elle faisait th�oriquement partie de l’empire ottoman ; elle �tait dirig�e par un dey, fond� de pouvoir de la corporation des corsaires. Cet Etat est n� au XVIe si�cle pour r�sister � la reconqu�te chr�tienne men�e par l’Espagne qui a chass� juifs et musulmans (que l’on retrouve dans les villes de la R�gence et qui forment une bourgeoisie commer�ante). Si l’activit� de course a �t� jusqu’en 1815 une ressource essentielle pour le bey et son administration, elle �tait pratiqu�e �galement par les Etats chr�tiens de la rive nord (cf. les prisonniers dits barbaresques sur les gal�res du roi de France). Entre la France et la R�gence, les rapports de tensions (Louis XIV a tent� vainement de prendre Alger) alternent avec des alliances (Fran�ois Ier s’est alli� � Fr�d�ric Barberousse contre Charles Quint) et des �changes commerciaux (cf. les livraisons de bl� faites pendant les guerres r�volutionnaires). L’Alg�rie d’avant 1830 peut donc exporter du bl�. La majorit� de la population est arabo-berb�re : activit� semi-nomade agro-pastorale pour les premiers, arboriculture et agriculture sur les montagnes pour les seconds. Le sentiment anti-turc est vif dans une population attach�e � ses chefs de tribus et ses confr�ries religieuses.

Une guerre pour une histoire de bl�... Un peu facile, non ?
Le probl�me de la dette li�e � ces anciennes livraisons de bl� a empoisonn� les relations entre la France et la R�gence, mais ne peut expliquer l’exp�dition d’Alger d�cid�e 3 ans apr�s le fameux coup d’�ventail donn� par le dey au consul Duval estim�, non sans raison, comme corrompu. Le d�sir de contr�ler la c�te alg�rienne et d’avoir ainsi la ma�trise de la M�diterran�e est fort dans cette p�riode d’essor commercial d’une Europe qui commence � s’industrialiser. Bonaparte a d�j� fait le projet de d�barquer � Sidi Ferruch et c’est son plan de d�barquement qui est repris en juin 1830. Mais la motivation imm�diate et d�terminante est d’ordre politique : les �lections l�gislatives sont en vue. Il faut les gagner et redorer le blason des Bourbons : une exp�dition victorieuse y contribuerait.

La colonisation de l’Alg�rie d�bute en 1830, mais on voit dans votre exposition que Louis-Philippe ne sait pas trop quoi faire de ce territoire encore mal conquis ?
En effet. Jusqu’� la rupture du trait� de paix de 1837 entre le g�n�ral Bugeaud et Abd el-Kader et le moment o� elle s’engage dans la conqu�te totale et la colonisation, en 1839-40, la France h�site entre un abandon pur et simple de la conqu�te ou une occupation restreinte du littoral en laissant l’int�rieur du pays aux arabes � qui s’imposerait la pr�sence fran�aise. C’est dans cette perspective qu’en 1834 la France a reconnu Abd el-Kader comme Emir et sultan des arabes, lui permettant de mettre � profit les tr�ves pour construire un Etat alg�rien.

L’exposition revient sur la prise de la ville de Mascara. Un tableau parle de massacres de populations, notamment juives, par les troupes d’Abd el-Kader. Il mentionne aussi explicitement la d�portation de populations locales par les arm�es fran�aises et la destruction de la ville. Que s’y est-il pass� ?
Le commentaire du tableau expos� sur la prise de Mascara est celui d’une image d’Epinal c’est-�-dire celui d’une histoire officielle ; je l’ai accompagn� d’une autre version extraite d’un ouvrage historique r�cent. Il semble donc que les troupes du g�n�ral Clauzel ext�nu�es sont entr�es dans une ville qui avait �t� vid�e de la majorit� de sa population � l’approche de l’ennemi. Les troupes fran�aises se sont livr�es � des saccages (mosqu�es, tombeaux) apr�s deux jours de repos r�parateur. Ne pouvant tenir la ville, elles l’ont br�l�e avant de se retirer. Abd el-Kader et ses troupes qui campaient non loin ont pu contempler leur capitale Mascara en flammes.

Des atrocit�s sont commises des deux c�t�s. Les Fran�ais enfument les Alg�riens dans des grottes en 1845 ; les Alg�riens massacrent les soldats fran�ais en 1846. �a nous �loigne des visions idylliques de l’�uvre civilisatrice fran�aise ou de la magnanimit� d’Abd el-Kader.
La conqu�te qui se fait dans un contexte o� l’esprit de croisade est encore vivace a �t� violente d�s le d�but. Le pouvoir turc �tait certes arbitraire mais il �tait musulman. Avec la France on a affaire � une puissance qui accapare la terre et ne respecte pas l’Islam comme religion et culture du pays. La plus belle mosqu�e d’Alger est transform�e en cath�drale d�s 1831, premi�re violence symbolique. Le duel Bugeaud / Abd el-Kader est � son comble dans ces ann�es 45-46, la violence se d�cha�ne. Bugeaud m�ne une guerre totale : razzias des femmes et enfants, enfumages, etc. Abd el-Kader qui avait fait preuve de magnanimit� envers l’adversaire fran�ais (son trait� sur le sort des prisonniers lui valut l’amiti� de l’�v�que d’Alger Mgr Dupuch) ne peut emp�cher le massacre de prisonniers en 1846, par suite � un refus de Bugeaud de n�gocier un �change.

Abd el-Kader peut appara�tre au premier abord comme un chef symbole de r�sistance pour le peuple arabe. Pourtant dans sa lutte, il se retrouve �tre un chef de tribu luttant contre les Ottomans et ses alli�s, et combattu par l’empereur du Maroc. Dans quelle mesure a-t-il f�d�r� les aspirations ind�pendantistes du peuple alg�rien ?
Abd el-Kader a nettement tent� de d�passer le cadre tribal par le choix de ses conseillers, par la structure de son Etat o� il y a des fonctionnaires, une arm�e de m�tier, etc., qui rompt avec le client�lisme. Il a jet� les bases d’un Etat autochtone dans un pays qui r�siste � cette unification, � toute autorit� �tatique, d’o� les d�sertions des tribus ralli�es � lui y compris parmi les Kabyles. Le sultan du Maroc le soutient jusqu’� la bataille d’Isly en 1844 o� la sup�riorit� militaire de la France est telle qu’il finit par l’abandonner et le d�clarer hors-la-loi.

Abd el-Kader se rend au duc d’Aumale en 1847 avec la promesse d’�tre exil� en terre d’Islam. C’est l� qu’il se retrouve � Toulon. Comment se passe son s�jour ?
Il est choqu� au point qu’il refuse toute promenade et sortie, sauf la visite � l’arsenal. Tous les prisonniers souffrent de l’exigu�t� des lieux. Abd el-Kader partage la nuit sa chambre avec plusieurs des siens. Le froid est tel qu’il perd un fid�le, le chef de son infanterie, et un enfant de sa suite (asphyxie en utilisant des braseros). Il refuse surtout toute proposition d’exil dor� en France et de renoncer � exiger son d�part en terre d’Islam, condition de sa reddition.

Toulon ne repr�sente qu’un �pisode dans le long emprisonnement de l’�mir en France. Pour nous, Fran�ais, cela pose le probl�me de l’attitude r�publicaine vis-�-vis du colonialisme. La Seconde R�publique d��oit Abd el-Kader ; c’est Napol�on III qui lui permet de rejoindre la terre d’Islam. On retrouve ensuite toujours le m�me probl�me avec les colonies : c’est Ferry-Tonkin, c’est Guy Mollet et la torture. Comment peut-on expliquer cette trahison ?
La trahison vient d’un gouvernement royaliste, plus exactement du parlement du gouvernement Guizot. La IIe r�publique partagera les m�mes craintes de laisser libre Abd el-Kader alors que l’Alg�rie n’est pas encore bien en main. L’id�ologie colonialiste se met en place avec la IIIe r�publique (cf. le discours de Jules Ferry). L’id�e d’un gouvernement autochtone alli� de la France, celle du « royaume arabe » de Napol�on III est mort avec la chute de l’empire. L’administration directe la�que et r�publicaine s’installe en Alg�rie. C’est le triomphe des colons qui ont soutenu la r�publique naissante !

A Toulon, le nom d’Abd el-Kader est donn� � une rue du Mourillon en mars 1942 par une commission municipale vichyste pour rendre hommage « ï¿½ ce chef arabe qui opposa une r�sistance farouche aux troupes fran�aises ». C’est l’ironie de l’histoire : c’est � Alger que s’�tablira le gouvernement de la France Libre. Pourquoi une municipalit� r�actionnaire honore-t-elle un ennemi ?
Oui, cela fait partie de l’ironie de l’histoire, Vichy exalte l’id�ologie coloniale et r�cup�re Abd el-Kader comme l’ennemi valeureux. Un peu comme C�sar c�l�brait Vercing�torix. Abd el-Kader devient dans cette id�ologie le bon arabe qui a su assimiler les valeurs humanistes de la France. On ne peut dans cette logique comprendre que si Abd el-Kader a sauv� � Damas des chr�tiens du massacre, c’est parce qu’il est pr�cis�ment musulman et qu’il puise dans sa foi son humanisme.

Pour en revenir � Abd el-Kader lui-m�me, on remarque au fil de l’exposition que c’est un homme peut-�tre plus intellectuel que guerrier, peut-�tre plus universaliste que musulman. Vous dites « h�ros des deux rives », mais l’est-il vraiment ? En France, c’est le combattant vaincu qui incarne l’orientalisme noble cher aux po�tes et aux saint-simoniens. En Alg�rie, c’est le symbole de la r�sistance � la colonisation. Mais la France semble l’avoir utilis� pour son exotisme, et pour l’Alg�rie, Abd el-Kader pourrait rester celui qui a fait � la France, en mars 1848, le serment de ne plus r�sister. N’y a-t-il pas de quoi nuancer cet h�ro�sme ?
Je pense qu’on ne peut bien comprendre en quoi Abd el-Kader peut �tre un h�ros actuellement pour nous qu’en refusant tout anachronisme. Abd el-Kader a bien voulu une nation alg�rienne : en cela il peut l�gitimement �tre consid�r� comme un h�ros alg�rien mais � condition de ne pas en faire un nationaliste au sens actuel du terme. Il a voulu cette nation comme r�ponse � la conqu�te par la France mais � un moment o� elle n’�tait pas encore possible. A Toulon (j’ai pu le lire aux archives d’Aix dans ses lettres au roi et � E. Ollivier), il dit sa d�ception d’avoir �t� l�ch� par les siens (certaines tribus alg�riennes), le sultan ottoman et le sultan marocain eux-m�mes. Il s’est toujours dit plus savant que guerrier, il d�couvre cela en captivit�. Il n’est pas un nationaliste alg�rien, mais d’abord un ma�tre soufi que les circonstances ont amen� � prendre les armes. Quand il a compris que ce combat �tait vain, son horizon s’est �largi � l’ensemble du monde arabo-musulman, il a r�v� alors d’un dialogue possible entre Orient et Occident, conforme en cela aux id�es de son temps (cf. les Saint-simoniens). Il est un exemple pour nous � la condition qu’on en refasse un homme de son temps.

Cela n’emp�che pas qu’Abd el-Kader reste un homme de grande valeur...
Je dirai que c’est pr�cis�ment � cause de ce chemin qu’il a parcouru au cours de sa vie avec ses contradictions apparentes que c’est un homme de valeur ! « Ne demandez jamais quelle est l’origine d’un homme ; interrogez plut�t sa vie (...) et vous saurez ce qu’il est » (Abd el-Kader).

L’exposition ne peut qu’�voquer tous les aspects abord�s dans cette interview. Pour d�couvrir encore plus Abd el-Kader, l’Alg�rie, la colonisation, rendez-vous aux tables rondes les samedis 8 et 15 janvier � la m�diath�que du Pont-du-Las.

Merci � Mme Bensoussan

L’animateur de cet entretien souhaiterait attirer l’attention des lecteurs sur la richesse des fonds d’archives de l’agglom�ration toulonnaise et du d�partement du Var. Bien entendu pour les recherches de type th�ses, les Archives Nationales � Paris sont incontournables. Mais pour de nombreuses �tudes, que l’on soit professionnel ou amateur, historien ou simple curieux, les archives locales regorgent de documents uniques qui restent � exploiter ou qui ne demandent qu’� �tre red�couverts. Ceux-ci suffisent � publier des �tudes s�rieuses. L’utilisation du Fonds Philibert des Archives Municipales de Toulon pour l’exposition Abd el-Kader en est un bon exemple. Et si les "simples" citoyens ne sont pas toujours au fait de la richesse historique d�tenue par les collectivit�s, on ne peut que critiquer le manque de vigueur (pour ne pas dire plus) des autorit�s � valoriser ce patrimoine. On pr�f�re �clairer des palmiers la nuit plut�t que restaurer et valoriser le fonds de la Soci�t� des Amis du Vieux Toulon, ou bien mettre aux normes la conservation des archives municipales de La Seyne. Nous ne parlons pas l� de la mise sous silence du pass� ouvrier seynois par la destruction du patrimoine architectural des Forges et Chantiers de la M�diterran�e, et de l’enterrement du projet d’un mus�e sur ce m�me site.



> Abd el-Kader � Toulon
25 janvier 2005, par   [retour au début des forums]

Pour revenir � nos moutons, il est fortement conseill� pour qui souhaite consulter les archives fran�aises d’Alg�rie d’aller faire un tour � Aix-en-Provence, au centre d’archives d’outre-mer... plut�t que d’aller � Paris.