Cher lecteur basan�, r�sident de l’agglom�ration toulonnaise ou de passage en ces lieux, nous te d�conseillons vivement les r�f�rences publiques � Ben Laden. Surtout quand l’ambiance est tendue. Surtout quand la police est dans les parages. A moins de tenir absolument � ce que les magistrats du cru reconnaissent en toi un membre d’Al Qaida.
LA sc�ne se passe dans un restaurant hy�rois, un soir d’ao�t 2002. Trois Fran�ais d’origine maghr�bine d�nent en famille. A la fin d’un repas longuement savour� et bien arros�, l’un d’eux r�clame la tourn�e du patron mais se voit opposer un refus. Le ton et les gestes prennent de l’ampleur, et le restaurateur convoque la police. Alors, avant que la cavalerie n’intervienne, les perturbateurs r�glent leur d�, s’approprient peut-�tre deux bouteilles plac�es sur le comptoir et disparaissent. L’incident pourrait ainsi trouver son terme s’ils ne constataient, en s’�loignant du resto, la disparition d’une paire de lunettes sans doute oubli�e l�-bas. Voil� qui justifie un demi-tour...
Lundi 9 septembre 2002. Les trois f�cheux sont admis au tribunal. Aimablement h�berg�s par l’administration depuis pr�s d’un mois, ils viennent d’emprunter sous escorte le fameux tunnel qui relie la prison Saint Roch au Palais de justice. On va les juger pour outrage � repr�sentants de l’ordre public et r�bellion en r�union. Car la soir�e d’�t� s’est mal termin�e : impossible de mettre la main sur ces foutues lunettes ! Ni sur la table, ni sur le comptoir, nulle part ! Alors les insultes ont fus�, visant le restaurateur, quelques clients... Et accessoirement la police, arriv�e entretemps. Le d�nouement �tait pr�visible : interpellation houleuse des fauteurs de trouble, panier � salade, garde � vue, zonzon.
L’audience commence toujours de la mani�re suivante : le pr�sident du tribunal �voque les faits consign�s dans les proc�s-verbaux, �coute les t�moignages des pr�venus. Il s’autorise aussi quelques commentaires [1]. La partie civile est repr�sent�e par deux CRS ayant particip� aux agapes de la soir�e estivale. S’ils restent silencieux, leur avocat s’en donne � coeur joie. Ainsi, on apprendra que les membres de la brigade anti-criminalit� ici pr�sents, « choqu�s par l’agressivit� et la violence des individus », ont b�n�fici� d’une ITT � la suite de l’interpellation. Deux jours pour l’un, Trente-deux pour l’autre. « Il a fallu plus de cinq minutes pour menotter l’un de ceux-l� », temp�te l’avocat en d�signant les pr�venus, comptables selon lui « d’une violence inou�e ». « Le but de ces personnes �tait m�me de d�truire les ge�les dans lesquelles elles �taient », puisqu’on a constat� le bris de vitres d’une cellule ! « Quand on conna�t la profession de deux d’entre eux - agents de s�curit� -, on reste interloqu� de la mani�re dont ils se comportent ». Le magistrat, tr�s remont�, �num�re les insultes apparemment prof�r�es ce soir l� : « encul�s de flics », « je vous nique tous », « il faut br�ler tous les juifs », et surtout : « Ben Laden n’en a pas tu� assez ! » A l’avant-veille d’un triste anniversaire, la partie civile estime n�cessaire de rebondir sur ces derniers propos : « Quand ils prennent les bouteilles sur le comptoir... Ce n’est pas pour leur valeur, mais pour rester ma�tres de la situation ! Ils se comportent en dominateurs ! Un syndrome qui fait qu’on en appelle � ce monsieur Ben Laden. » « Ca ne peut pas se supporter ! Il y en assez ! Ce dossier rev�t un caract�re de gravit� totale ! »
Le terrorisme est aussi capable d’inspirer le minist�re public, succ�dant aux avocats de la partie civile : « ce sont des faits trop fr�quents, il suffit de voir des policiers subir des outrages ! » « Monsieur le pr�sident, vous avez affaire � de la racaille, � des gens qui ne veulent pas accepter les r�gles, ni respecter les gens qui sont cens�s les faire respecter. » « C’est un �tat d’esprit insurrectionnel !! » Outr�e au point d’en commettre un lapsus, la procureure conclut son r�quisitoire en demandant des peines allant, selon les pr�venus, de 12 mois �... « 15 ans, euh, non pardon, 15 mois de prison ferme... Vous remarquerez � quel point je consid�re la gravit� de ce dossier. »
« Il faut en toutes choses proportions garder ! » L’avocat de la d�fense prend la parole et relativise aussit�t les propos passionnels de ses coll�gues. Certes, les pr�venus ne sont pas laiss�s interpeller dans la joie et la bonne humeur. Pour autant, un rapport policier constate que « sur les trois, deux n’ont pas port� de coups. » Certes, les pr�venus ont bris� les vitres de leur cellule. Mais le PV de la garde � vue mentionne une proc�dure d�crite par la d�fense comme « tout � fait inhabituelle » : on les a « menott�s, d�chauss�s », et surtout, « gaz�s au lacrymo. » Respirer un peu d’air frais, une raison pour laquelle il peut sembler n�cessaire de casser une vitre. Puis l’avocat s’en prend � la procureure, lui rappelle la raison d’�tre de ce proc�s : « la loi r�prime l’insulte publique. » La repr�sentante du minist�re public ne vient-elle pas, elle-m�me, d’insulter des gens en r�union publique ? Ne vient-elle pas de traiter les pr�venus de « racaille » ? « Il n’est pas de respect de la loi, si ceux qui sont en charge de ce respect ne la respectent pas ! » Enfin, la plaidoirie s’ach�ve en r�f�rence � "l’�tat d’esprit insurrectionnel". « J’entendais que vous faisiez de mon client une esp�ce de Ben Laden ou d’ayatollah ». Quid du pass� militaire du pr�venu, cinq ans de l�gion dont un voyage dans le Golfe � la grande �poque, au d�but des ann�es 90 ?
Mais on cause, on cause, et le temps passe ! C’est l’heure de se restaurer, la Cour rendra son jugement apr�s le caf�.
La sentence est tomb�e : un an de prison ferme pour celui qui s’est trop d�battu, 9 mois pour son copain plus calme. Le troisi�me larron est relax�, non pas qu’il soit reconnu innocent des faits total-graves dont il est ici question, mais parce que les autorit�s ont simplement oubli� de lui octroyer l’assistance d’un avocat lors de la premi�re heure de garde � vue. C’est ballot, tout de m�me !
[1] « Ah oui, vous �tiez mort. » « Je vois, vous �tes une victime de la barbarie polici�re ». Propos du pr�sident du tribunal, � l’encontre d’un pr�venu qui tente d’�num�rer les coups re�us lors de l’interpellation. Plus tard, le m�me pr�sident �coutera sans arri�re pens�e les plaidoiries qui l’autorisent � juger une affaire.