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LETTRE D'INFORMATION |

Le suicide : un bon moyen pour lutter contre la surpopulation carcérale

samedi 14 février 2004
par areuh

Le Comité européen pour la Prévention de la Torture (CPT [1]) avait déjà visité les prisons françaises en 2000, et le constat n’était pas brillant. La sortie d’un livre de Véronique Vasseur qui souleva moult remous, Médecin-chef à la Santé [2], et les résultats d’une commission d’enquête sénatoriale, reconnaissant l’urgence de changer un système pénitentiaire peu en rapport avec les prétentions de notre pays en matière de civilisation, laissèrent espérer un avenir meilleur pour les pensionnaires des geôles de la République.
Mais les députés et sénateurs de droite ayant participé à cette commission se sont mis en sourdine sur le sujet (sauf soeur Boutin) dès qu’ils ont retrouvé le pouvoir ; seuls quelques élus de gauche osent encore affirmer l’urgence d’une réforme pénitentiaire et pénale.

EN 2003, la politique « Tolérance zéro » (sous-entendu : pour les gueux) a causé des dégâts très visibles, impossibles à cacher : surpopulation carcérale insupportable, nombre de suicides de prisonniers en nette augmentation. Peut-on comptabiliser les 122 suicidés de 2002 (un tous les trois jours) comme des condamnés à la peine de mort ? Alerté, le CPT revient, visite trois prisons - les maisons d’arrêt de Loos (Nord), Saint-Roch (Toulon) et le centre pénitentiaire de Clairvaux (Aube) - alors que la France dépasse pour la première fois depuis la Libération son record en nombre de détenus. 60000 pour 48603 places.
Résultat : « en France les conditions de détention s’apparentent parfois à "un traitement inhumain et dégradant". C’est en ces termes très durs que le Comité anti-torture (CPT) décrit dans un rapport confidentiel la situation dans certaines prisons françaises. Le CPT, institution qui émane du Conseil de l’Europe, possède ce pouvoir unique de visiter à l’improviste tous les lieux ou des personnes sont détenues » (dépêche AFP, 27 janvier 04).
Précisons que les députés et sénateurs ont aussi ce pouvoir ; dans la région toulonnaise, ils n’en usent pas.
La presse locale a évoqué cette dépêche. Var matin les 29 et 30/01, la Marseillaise le 29. Il est clair qu’il n’y pas de cas de torture dû au fait du personnel pénitentiaire, sinon cela aurait transpiré. C’est donc la surpopulation qui est stigmatisée, mais il doit bien avoir d’autres problèmes concernant les conditions de détention.

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photo de Yves Jeanmougin

D’après le groupe local de l’Observatoire International des Prisons (OIP), lors de la visite du CPT à la maison d’arrêt de Toulon Saint-Roch (construite en 1927), le taux de remplissage atteignait 250%, soit 145 places pour 350 détenus. Trois, voire quatre personnes sur 9 m², la dernière dormant sur un matelas placé au sol, enfermées ensemble 22 heures par jour quand on a enlevé les deux heures de « promenade ». Comble du raffinement : un WC avec une cloison fragmentaire, intégré aux 9 m² et deux, voire une seule douche par semaine (pour cause de manque de personnel). L’été dernier, il faisait 40° dans certaines cellules. Bien sûr, le détenu ne choisit pas ses colocataires, le plus « faible » devient quelquefois l’esclave du caïd, rendant l’enfermement insupportable.

Difficile de se reconstituer, d’imaginer se réinsérer dans de telles conditions. Le résultat est effrayant, deux adultes sur trois récidivent à la suite d’une peine [3]. Constat : la prison crée sa propre délinquance. Elle permet en quelque sorte une « formation professionnelle », des stages de perfectionnement pour jeunes paumés en recherche de n’importe quelle reconnaissance. Même celle procurée par l’exhibition de son pedigree dans le quartier.

Il y a trop de petites peines (moins d’un an) qui encombrent les prisons. Ces enfermements pourraient être remplacés par des peines alternatives car l’emprisonnement ne règle en rien le préjudice subit par la victime, ni les amendes difficilement acquittables par ceux qui sortent de prison. Un Travail d’Intérêt Général (TIG) aurait plus de sens et ne coûterait rien à la société. Mais mettre en pratique un TIG demande beaucoup d’efforts (il faut embaucher des personnels pour trouver les chantiers, des travailleurs sociaux qui encadrent...), alors le juge sous pression (de son ministère et de l’opinion publique) enferme en quantité. De récentes lois lui donnent accès à une nouvelle clientèle : jeune squatter de cage récidiviste, marginal n’ayant pas payé trois fois d’affilée son billet SNCF, mendiants (avec chiens) agressifs... Les prisons ont de beaux jours devant elles. On ne s’étalera pas sur la part de population carcérale atteinte de troubles psychiatriques [4], souvent causes de violence envers le personnel pénitentiaire et les autres détenus. Pratiquement pas suivis durant leur incarcération et lâchés dans la nature à leur libération, prêts à l’emploi pour la récidive. Financièrement parlant, un détenu « coûte » environ 100€ par jour à la société, 3650€ par an. 60000 détenus coûtent donc annuellement 219 millions d’euros. Si les peines alternatives (TIG, bracelet électronique, semi-liberté...) étaient appliquées, les détenus seraient moins nombreux et l’on n’aurait pas « besoin » de construire de nouveaux centres de détention. C’est uniquement un choix politique.

François Carlier, cadre de l’OIP Paris, accompagné de Gabi Mouesca (membre du CA), a présenté Le rapport 2003 des prisons françaises au Café Culture toulonnais le 6 février ; il parle de « descente aux enfers » pour décrire les conditions de détention. Perben a dit, en citant ce rapport, qu’il avait été écrit par des « agités »... Et il accuse le rapport de comporter des inexactitudes. Il devrait pourtant se méfier, car suite à des précédents travaux du Comité européen, la France a été condamnée par La Cour européenne des Droits de l’Homme, en particulier sur la longueur de certaines préventives.

Le point de vue des surveillants pénitentiaire n’est pas loin de cette ligne. Paul Adjedh, secrétaire régional CGT Pénitentiaire : « Ce n’est pas avec la politique du "tout le monde en taule" que l’on va régler le problème. En ce moment, n’importe qui entre en prison et ce n’est pas les parrains de la mafia. Il s’agit de ce qu’on appelle le menu fretin [...] Comment peut-on dans ces conditions d’enfermement réconcilier ces jeunes [adultes] avec la justice ? On oublie que la prison est une privation de la liberté, mais pas de la dignité » (La Marseillaise, 29/02/04).

Récemment encore, lorsque le problème de la vétusté de St-Roch était mis sur le tapis, l’Administration Pénitentiaire rétorquait que l’inauguration de la prison de La Farlède allait régler tous les problèmes. Sujet contredit par les chiffres : d’après Paul Adjedh, avant d’être terminée, elle est déjà pleine.
L’emplacement de la prison St-Roch en plein centre ville attisait les convoitises ; le lycée Bonaparte aurait bien voulu en récupérer quelques arpents, puis le tribunal y construire quelques annexes, la mairie de jolis jardins... Cela ne semble plus être dans l’air du temps, puisque une autre option a vu le jour. St-Roch ne serait pas démolie, elle continuerait à exister en tant que prison, une sorte de zone tampon, des détenus y attendraient que des places se libèrent ailleurs avant d’être transférés. Cela rappelle étrangement le rôle que ce bâtiment remplit depuis sa création.

A-t-on trop de délinquants ? Les délits contre les personnes sont stables, ceux contre les biens augmentent. Mais c’est comme pour le nombre de chômeurs, c’est surtout la comptabilité qui a évolué.
Plusieurs façons de comptabiliser un même fait délictueux : un vol de carnet de chèques peut-être comptabilisé comme un seul délit si on le désire, mais on peut établir un délit distinct pour chaque chèque émis, 25 délits au lieu d’un seul. Et puis avant, dans « le bon vieux temps », il n’y avait pas de carte bancaire à voler, ni d’arnaques liées à cette pratique ; il n’y avait même pas d’affaires de mœurs puisqu’on les taisait, alors que de nos jours 25% de la population carcérale est concernée par ce type de problèmes. Et enfin, il y avait du boulot... On gonfle, dégonfle, on entretient la parano au besoin. Et quand la sécurité est devenue le sujet principal des débats politiques, heureux le Sarkonogoud qui les interprète dans son sens. La nomination d’un « secrétaire d’Etat aux programmes immobiliers de la Justice », ne lui a pas porté chance, au secrétaire [5]". Mais au moins c’était clair : on allait construire des prisons et voter des lois afin de les remplir, ou inversement.

A-t-on assez de forces de l’ordre ? En 1999, le pays des droits de l’homme comptait un policier ou gendarme pour 252 habitants, contre 283 en Italie, 296 en Allemagne et 310 au Royaume-Uni. Ce chiffre ne tenait pas compte du développement exponentiel des polices municipales qui par une loi de 1999 peuvent porter une arme, ni des vigiles aux molosses agressifs, prêts à être lâchés sur tout ce qui ne ressemble pas à la norme en vigueur. Et encore moins des futurs fonctionnaires prescrits par Sarko. En saupoudrant le tout de militaires engagés périodiquement à l’occasion du plan Vigipirate, on ne se retrouve donc pas en état de manque. L’ennemi est désigné, l’étranger, surtout le sans papier ; le jeune, surtout issu de cité de banlieue ; le pauvre, surtout si, contraint, il vit d’expédients.

Tiens, châtions la misère ! Loïc Wacquant est sociologue, il a publié, entre autres, Les prisons de la misère [6], voilà comment il décrit cette tendance toujours plus prononcée à une gestion policière et pénale de l’exclusion (mensuel Combat Face au SIDA n°34, décembre 2003) :
« Il faut d’abord relever que c’est une tendance qui s’affirme non seulement en France mais dans pratiquement tous les pays de l’Union Européenne, et encore plus dans les pays du "Second Monde" comme l’Afrique du Sud, le Brésil et l’Argentine, à la suite des Etats-Unis, qui ont innové en faisant de la pénalisation de la précarité l’instrument d’une réaction raciale et sociale sans précédent depuis un siècle. Et ce n’est pas un hasard : l’observation comparative montre en effet qu’il existe un lien étroit entre, d’un côté, la montée du néolibéralisme comme idéologie et pratique gouvernementale mandatant la soumission au marché et la célébration de la "responsabilité individuelle" dans tous les domaines, et, de l’autre, le déploiement et la diffusion des tiques sécuritaires actives et ultra-punitives qui entendent s’attaquer au crime - ou aux désordres et désagréments publics qui ne relèvent pas de la loi pénale, comme les fameuses "incivilités" - en faisant fi de ses causes. C’est ainsi que ceux qui glorifient l’Etat pénal aujourd’hui, des deux côtés de l’Atlantique, sont les mêmes qui, hier, exigeaient "moins d’Etat" en matière économique et sociale et qui ont de fait réussi à réduire les prérogatives et les exigences de la collectivité face au marché, c’est-à-dire face à la dictature des grandes entreprises. Cela peut sembler être une contradiction mais en réalité ce sont là les deux composantes du nouveau dispositif de gestion de la misère qui se met en place à l’ère du chômage de masse et de l’emploi précaire. Ce nouveau "gouvernement" de l’insécurité sociale - pour parler comme Michel Foucault - s’appuie, d’un côté, sur la discipline du marché du travail déqualifié et dérégulé et, de l’autre, sur un appareil pénal intrusif et omniprésent. Main invisible du marché et poing de fer de l’Etat se conjuguent et se complètent pour mieux faire accepter le salariat désocialisé et l’insécurité sociale qu’il implique. Et, logiquement, la prison revient au premier plan alors qu’il y a seulement vingt ans, c’est-à-dire à l’orée de l’ère du néolibéralisme triomphant, on prédisait son dépérissement, voire sa disparition... La montée en puissance du thème des "violences urbaines" - il faudrait mettre deux paires de guillemets autour de ce terme flou et faux, aussi dépourvu de sens qu’il est envahissant - dans les discours et les politiques des gouvernements européens, et notamment en France sous le gouvernement de la gauche dite plurielle, n’a pas grand chose à voir avec l’évolution de la délinquance dite des "jeunes" - là encore, il faudrait rajouter, car c’est toujours sous-entendu : des jeunes d’origine ouvrière et étrangère car c’est d’eux et uniquement d’eux qu’il s’agit ; d’ailleurs, dans nombre de pays, comme l’Italie ou l’Allemagne, on ne se gène pas pour dire carrément "criminalité des immigrés". Elle vise à favoriser la redéfinition du périmètre et des modalités de l’action de l’Etat : à un Etat keynésien vecteur de solidarité, qui avait pour mission de contrecarrer les cycles et les méfaits du marché, d’assurer le "bien-être" collectif et de réduire les inégalités, succède un Etat darwiniste, qui érige la compétition en fétiche et célèbre la responsabilité individuelle, dont la contrepartie est l’irresponsabilité collective, et qui se replie sur ses fonctions régaliennes de maintien de l’ordre, elles-mêmes hypertrophiées et délibérément abstraites de leur environnement social. L’utilité de l’appareil pénal à l’ère post keynésienne de l’emploi d’insécurité est donc triple : il sert à discipliner les fractions de la classe ouvrière rétive au nouveau salariat précaire des services ; il neutralise et entrepose ses éléments les plus disruptifs ou considérés comme superflus au regard des mutations de l’offre d’emplois ; et il réaffirme l’autorité de l’Etat dans le domaine restreint qui lui revient désormais et comble au passage le déficit de légitimité des gouvernants dû justement au fait qu’ils prêchent désormais l’impotence en matière économique et sociale. »

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[1] En entier : Comité européen pour la Prévention de la Torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants.

[2] Le Cherche Midi éditeur, 2000.

[3] 77% de récidive chez les mineurs.

[4] le taux d’exemption de peine pour cause d’irresponsabilité pénale est passé de 16% il y a 20 ans à 0,4% aujourd’hui.

[5] Pierre Bédier a démissionné en janvier 2004 après sa mis en examen pour corruption passive et recel d’abus de biens sociaux.

[6] Raisons d’agir, 1999.

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