Le cadavre du Tigre flotte encore

CONSTRUIT � Brest � partir de 1955 et mis � l’eau deux ans plus tard, le Clem’, comme disent les intimes, prit sa retraite en 1997. A l’issue de sa carri�re, il totalisait plus d’un million de milles nautiques parcourus sur tous les oc�ans, soient 48 fois le tour du globe, 3125 jours de mer, 80000 heures de fonctionnement et plus de 70000 catapultages.

Compar� aux mastodontes am�ricains, le Clem’ tenait plus de la twingo que de la merco. Quand m�me, un sacr� rafiot de 265 m�tres de long, qui d�pla�ait plus de 24000 tonnes gr�ce � une puissance de 126000 CV et un « carbur�acteur » d’une capacit� de 3000 m3, et pouvait transporter � son bord entre 1000 et 2000 hommes (selon la version : coup� ou berline) [1].

On le c�da pour d�molition le 13 juin 2003 � la mieux-disante des soci�t�s int�ress�es par l’offre, l’espagnole Gijonesa de Desquaces. Le Clemenceau ne deviendrait donc pas un music-hall flottant (rebaptis� pour l’occasion le Gilbert B�caud), ni un mus�e houleux, ni un h�tel de passe pour poissons massaliotes. Objet de la cession : qu’on nous d�barrasse de la grosse salet�. Prix de vente : le poids de ses 24000 tonnes de ferraille.

Sans fanfare ni canonnade, le vieux porte-avions quitta Toulon, en route vers l’�quarrissage. La ville, ingrate - combien les marins du Clem’ ont apport� aux bordels de Chicago [2] ! -, ne le gratifia que d’une r�trospective pr�par�e � la va-vite. La Marine se pr�ta elle aussi au jeu de l’exposition, mais la page �tait tourn�e : « Pour nous, il s’agit simplement de l’ex-Clemenceau, d’un simple cadavre », explique le capitaine de corvette Antoine Goulley, officier de communication.

La belle de Gijon a des yeux de merlan frit. Selon le contrat pass� entre les Domaines et l’entreprise Gijonesa de Desquaces, le Clemenceau devait �tre remorqu� jusqu’au port de Gijon, sur la c�te atlantique de l’Espagne, � fin de d�samiantage puis d�molition. Tout devait se r�gler au sein de l’Union europ�enne, o� l’on conna�t le sens des mots d�ontologie, �cologie, et droits du travailleur qui bosse dans le secteur d�licat de la d�pollution.

Le 13 octobre, le porte-avions prit la mer mais voil� : quatre jours plus tard, un avion de patrouille de la Marine nationale le rep�rait entre la Sicile et la Tunisie. D�p�ch�e sur place, une fr�gate ne put que le constater : le Clem’ et ses deux remorqueurs italiens [3], se dirigeaient vers la Turquie et non l’Espagne, c’est-�-dire hors d’Europe et ses r�glementations � la con... Le contrat fut imm�diatement r�sili� au b�n�fice d’une entreprise allemande, arriv�e seconde apr�s l’appel d’offres du 14 avril 2003.

Se posent deux probl�mes. Premi�rement, c’est le porte-avions lui-m�me : « Il contient plusieurs milliers de tonnes d’amiante, des milliers de litres de pyral�ne et des r�sidus d’hydrocarbures », indique l’association �cologiste Robin des Bois. Deuxi�mement, et c’est li� au premi�rement, plus personne ne veut du navire. Le port du Pir�e en Gr�ce, o� l’entreprise allemande avait pr�vu de d�samianter la coque, ne souhaite pas accueillir le retrait� (ce qui peut surprendre quand on sait que la Gr�ce est le premier armateur de bateaux-poubelles en Europe, mais bon).

Mieux disant ? Bien que le Minist�re des Finances ait exclu que « le Clemenceau reparte � Toulon dans l’imm�diat », c’est ce qui semble devoir se produire. Tant mieux ! Puisque l’Etat est pr�occup� par la s�curit� quant au nettoyage du porte-avions, refusant que celui-ci s’effectue dans des conditions douteuses, l’id�e de le d�sosser � Toulon ne para�t pas tout � fait mauvaise [4]. Cela permettrait de faire tourner l’�conomie locale, en garantissant la conformit� des travaux. Ah oui, oups, j’allais oublier les affaires de l’Arsenal ! Ce serait tout de m�me sympa d’assister, pour une fois � Toulon, � la mise en lamelles d’un instrument militaire. Juste pour le symbole ! On ne demande pas non plus � la flotte de se saborder !!

En fait, l’interpellation du porte-avions au large de la Sicile appara�t plus comme du z�le que de la conviction pure et dure. En effet, d’apr�s certains experts et autres ONG, la France « a fait ce que fait tout armateur pour contourner la convention de B�le sur les d�chets » [5], et ce n’est pas le second couteau allemand qui rel�vera le niveau. Ship Decommissioning Industry est une soci�t� cr��e sp�cialement pour r�pondre � l’appel d’offres des Domaines, et la maison m�re, Eckhardt Marine, elle-m�me filiale du mastodonde Thyssenkrupp, tra�ne la charmante r�putation d’exportateurs de bateaux-poubelles dans les pays du tiers-monde.

Il est d’ailleurs int�ressant de revenir sur cette histoire d’appel d’offre et de vente. Selon la convention de B�le, ratifi�e en 1992 par 102 pays (dont la France), l’exportation de d�chets vers un autre pays n’est autoris�e que si les d�chets sont �limin�s de fa�on "�cologiquement rationnelle". En compl�ment, on a interdit l’exportation des d�chets toxiques originaires de pays de l’OCDE vers des pays qui n’en sont pas membres. C’est sans doute pour s’ouvrir une porte de sortie, ou plus exactement un port d’accueil, que les autorit�s fran�aises ont tenu � pr�ciser que "la coque [du Clemenceau] n’est pas un d�chet au regard des diff�rents textes de loi applicables" [6]. Un machin rouill� qui n�cessite des remorqueurs pour se mouvoir, vous appelez �a comment ? Et quand des sp�cialistes estiment qu’une op�ration de d�samiantage r�alis�e dans les r�gles de l’Art co�terait au moins une dizaine de millions d’euros, beaucoup plus que ce que peut rapporter la vente du m�tal, on comprend pourquoi les acheteurs du porte-avions ont souhait� ignorer l’Art et se tourner vers les chantiers conciliants des "pays �mergeants". On se dit aussi que le Clem’ n’a pas fini d’errer. Que les remorqueurs de la Marine nationale succ�dent aux italiens ne change rien � l’affaire. A moins que le b�teau coule de fa�on opportune. Ou que les minist�res crachent enfin au bassinet, ce qu’ils auraient d� faire plus t�t, au lieu de fermer les yeux sur l’apparente philantropie des signataires du contrat.

[1] Retrouvez toutes les donn�es techniques ici

[2] Surnom populaire d’un quartier populaire

[3] de l’entreprise Augustea S.p.a., missionn�e par Gijonesa de Desguaces

[4] Normal, c’est la mienne.

[5] Lib�ration, 1er novembre 2003.

[6] Communiqu� conjoint du ministre d�l�gu� au budget et � la r�forme budg�taire et du minist�re de la d�fense, le 30 octobre 2003.