Cuverville
M�dia
Article mis en ligne le le 7 /03 /2007
"J’ai une question � vous poser" : entretien avec une participante

�mission de TF1 o� les candidats � la pr�sidence de la R�publique r�pondent aux interrogations de citoyens ordinaires, "J’ai une question � vous poser" est caract�ristique de m�dias qui ne mesurent plus l’expression d�mocratique qu’� l’aune de l’opinion, de la "participation" et des sondages.
Apr�s l’ultime �mission, Cuverville rencontre une heureuse gagnante d’un concours auquel elle n’aurait jamais pens� participer. Ainsi va l’�laboration des panels.

Une heure et demie pour Sarkozy, la m�me chose pour Royal, une heure vingt pour Bayrou...

...« On [a donn�] une heure � Jean-Marie Le Pen et une demi-heure aux autres [Besancenot, Bov�, Buffet, Laguiller, Villiers, Voynet] parce qu’on essaie de respecter les lois de la d�mocratie, vous connaissez le principe, c’est � dire qu’on joue �videmment sur le score aux derni�res pr�sidentielles, sur le poids politique des uns et des autres, sur l’�tat des sondages, voil� ».

Patrick Poivre d’Arvor, pr�sentateur

L’entretien qui suit date du mercredi 28 f�vrier 2007, deux jours apr�s la derni�re �mission d’une s�rie de quatre. La soir�e �tait consacr�e � Fran�ois Bayrou, Dominique Voynet, Jos� Bov� et Arlette Laguiller.

— Comment avez-vous �t� contact�e ?
— La SOFRES-Paris appelle un copain qui travaille dans le m�me secteur que moi. J’ignore comment ils ont r�cup�r� ses coordonn�es. Ils semblent chercher une femme plut�t qu’un homme pour leur panel repr�sentatif, alors il leur donne mon num�ro. Du coup, lui ne sera pas retenu.

Une des premi�res choses qu’on me demande au t�l�phone int�resse ma couleur politique. Le repr�sentant de l’antenne locale de la SOFRES m’assure que cela restera entre lui et moi mais qu’ils en ont besoin pour �laborer le panel. Il me balance donc le classique : « si les �lections avaient lieu dimanche, pour qui voteriez-vous ? » Je joue le jeu, je r�ponds.

L’apr�s-midi j’ai confirmation de ma pr�sence sur le plateau par un nouveau coup de fil : cette fois-ci mon interlocuteur insiste particuli�rement sur les conditions de l’invitation, tous frais pay�s, nuits en h�tel quatre �toiles, sans oublier que nous allons �tre les stars d’un jour !

17 heures dimanche � Paris : briefing. Les cent personnes retenues par la SOFRES sont r�parties en groupes de dix, chacun sous la responsabilit� d’une "nounou". Il me semble que ces groupes sont form�s en fonction de l’�ge mais je n’en suis pas s�re. La nounou s’occupe d’organisation g�n�rale, des questions mat�rielles, elle nous �nonce le programme des r�jouissances. Parmi la liste des recommandations figure le conseil imp�rieux de ne pas sortir le soir : il n’est pas souhaitable que nous soyons abord�s par des journalistes. On nous �quipe d’un bracelet qui ne nous quittera plus. Je reste dans l’h�tel avec les autres, la nounou a toujours l’inqui�tude de nous perdre. Du coup on fait connaissance, �a se passe tr�s bien... On discute avec des gens qu’on n’aurait pas loisir de rencontrer dans d’autres occasions...

— � ce moment, personne n’est encore au courant des questions que vous comptez poser ?
— Non. En tout cas, pas en ce qui me concerne.

Lundi matin, jour de l’�mission, nous sommes tous r�unis dans une salle. Il y a la brochette des patrons de TF1, Etienne Mougeotte, Robert Namias, un responsable de la SOFRES, le r�alisateur de l’�mission [NDLR : Serge Kahlfon], un animateur qui nous pr�sente � nouveau le programme. On nous explique le fonctionnement des micros, on nous motive pour �tre naturels, on nous met en confiance. De ce c�t� l�, je dois reconna�tre qu’ils font un bon travail. Puis PPDA arrive. Si la parit� est bien respect�e dans l’�chantillon repr�sentatif de la soci�t� fran�aise qu’a pr�lev� la SOFRES, ce n’est pas le cas pour les gens qui sont en face de nous : aucune femme. Nous en rigolons entre « pan�listes », comme ils disent.

On nous invite � nous pr�senter individuellement et � exposer les fameuses questions, cela va durer une heure et demie. Les responsables ont un carnet : chaque page est d�coup�e en trois cadres avec photo pour autant de pan�listes. Au fur et � mesure de la pr�sentation PPDA compl�te les cases, annote le carnet, pr�pare « les th�mes » de la soir�e. � sa fa�on de hocher la t�te quand j’interviens, j’ai la sensation que ma question l’inspire et qu’il a d�j� une petite id�e du sort qu’il lui r�serve. Il nous dit ensuite qu’il va plancher avec ses assistants pour �tablir le fil de la soir�e.

— C’est lui qui destine la bonne question au bon candidat ?
— Pas forc�ment, parce que beaucoup de pan�listes visent un candidat sp�cifique et le disent ouvertement. J’ai eu l’impression qu’une majorit� de questions fl�chaient Bayrou. Mais quand on est indiff�rent au destinataire, comme c’est mon cas, on laisse finalement la libert� � PPDA de choisir. Et puis, cela n’emp�chera pas ceux qui le souhaitent de demander le micro au cours de la soir�e... Sans garantie qu’on le leur donne. Pour en revenir � l’importance accord�e par PPDA � ses « th�mes », il nous expliquera qu’une �mission du m�me type fut organis�e voil� deux ans sans cette organisation th�matique — �tait-ce pour le r�f�rendum sur la constitution ? — et qu’elle s’�tait achev�e en foire d’empoigne : �a ne lui avait pas plu du tout.

Pour l’�mission, nous sommes install�s dans des box selon un ordre qui m’�chappe, rien � voir avec les groupes pr�c�dents ni les th�mes. PPDA g�re le dialogue, d�signe les pan�listes selon le fil th�matique pr��tabli, donne �ventuellement la parole � ceux qui l�vent le doigt.

— L’�change est donc cadr�, il y a une mise en sc�ne.
— � partir du moment o� l’on fonctionne avec cette organisation th�matique, cela semble �vident. Par exemple, chaque candidat est d’abord asticot� par une question pi�ge ou l�g�re, une provocation plus ou moins d�stabilisante selon son statut. Plus le candidat est petit, plus la charge est s�v�re. La star de la soir�e, Bayrou, est gentiment interpell� sur la claque qu’il a donn� � un gamin pendant la campagne de 2002 [1]. Par contre, Laguiller est tout de suite assassin�e par une gamine dont l’intervention tient plus de l’avis personnel que de la question n�cessitant un �claircissement [2]. Notons que cette gamine avait d�j� pos� une question � la con � Bov� [3], et que d’autres, par contre, n’en poseront aucune � personne. La provoc’ sied bien � l’audimat. J’irai m�me plus loin : une question pr�vue le matin pour Laguiller s’est perdue en route parce que le pan�liste s’est d�gonfl� ou parce que le temps commen�ait � manquer, je n’en sais rien. Toujours est-il que PPDA l’a estim�e suffisamment pertinente pour la poser lui-m�me ! [4]

J’ai attendu que PPDA me d�signe. Je pense que si j’avais lev� le doigt plus t�t, au mauvais moment, je n’aurais pas eu le micro. Mais je lui fais sans doute un proc�s d’intention. En tout cas, ce qui m’importait n’�tait pas de poser une question, mais de profiter de cette tribune pour avancer les id�es qui me tiennent � coeur. C’�tait ma seule motivation � participer � l’�mission.

Verbatim

« Les choix de r�alisation, c’�tait de mettre en avant les pan�listes. M�me si on avait la sensation que Patrick avait d�j� distribu� ses questions, c’est tout � fait faux ! Chaque pan�liste pouvait poser sa question � tout moment. [...] C’est une �mission qui pour moi n’a pas le m�me but qu’une �mission faite par des journalistes entre politiciens. L�, il y a des questions qu’aucun journaliste n’aurait os� poser ».

Serge Kahlfon, r�alisateur

« On a bien entendu les critiques qui ont �t� faites ici et l�, les reproches, les accusations de manipulation... Evidemment rien de tel ! Ceux qui viennent sont choisis par la SOFRES, et en plus ont une totale libert� en direct pour poser leur question ».

Robert Namias, directeur de l’information de TF1

« ï¿½ la limite c’est plus facile avec un invit� [que quatre], soyons clairs, parce qu’on peut vraiment ordonnancer davantage le d�bat ».
« Toutes les questions � mon avis vont arriver au terme des 4 �missions, avec les 400 personnes qui sont l�. »
« Tous les candidats en sont sortis heureux, �a les changeait, ils pouvaient r�pondre � des questions assez diff�rentes. Bon, certaines de ces questions �taient maladroites, bien s�r, d’autres �taient tr�s �mouvantes ou en tout cas puis�es dans une exp�rience personnelle, mais je crois que c’�tait surtout des questions qui seront les questions qui, au fond, feront que les gens choisiront tel ou tel candidat. [...] On voit bien une v�rit�, quand m�me, et sur dix heures d’antenne, je crois que les gens auront pu se faire une opinion »

Patrick Poivre d’Arvor

Du journalisme participatif

« Ceux qui viennent sont choisis par la SOFRES ». De quelle mani�re ? Les personnes seront d’abord contact�es sur leur situation socioprofessionnelle, leur handicap, leur �ge, leur couleur politique. La SOFRES ignore si ces gens ont une question � poser � qui que ce soit. Elle fouine. On ne peut s’emp�cher de penser qu’elle va piocher son inspiration dans le programme du jour. Les quatre panels n’ont pas �t� constitu�s en amont de la premi�re �mission, mais model�s sp�cifiquement pour chacune. Parce qu’une soir�e Le Pen sans jeune dipl�m� d’origine banlieusarde pour affronter le candidat est inenvisageable. Parce qu’une soir�e Bov� sans agriculteur serait tristounette. Premi�re manipulation.
La deuxi�me manipulation prolonge la premi�re : c’est l’organisation th�matique qui permet de d�finir un cadre convenable pour que l’�mission ne se termine pas « en foire d’empoigne ». Qui �labore le cadre ? La production, PPDA et ses assistants. Certains th�mes sont r�duits � leur plus simple expression : Le Pen n’a droit qu’� une question sur la sant�, une question sur l’�cologie, une question sur la culture et une question sur la D�fense, le tout exp�di� en un petit quart d’heure. Les trois quarts d’heure restants sont consacr�s aux sujets qui alimentent son fonds de commerce et dont se repaissent d�j� les m�dias : l’immigration, les fronti�res et les taxes. De m�me, Bayrou se retrouve avec 25 minutes (soit plus d’un tiers du temps disponible) de questions sur l’�ducation et l’enseignement, sa ritournelle de campagne.

Les r�dactions bruissent de l’inqui�tude des journalistes devant l’intrusion de la t�l�-r�alit� dans le domaine de l’information. Si c’est un probl�me de chapelle, cela s’entend. Si c’est un probl�me de fond et de d�ontologie, il n’y a pas de quoi en faire un fromage. Quand les (grands) journalistes s’entretiennent avec les politiques, leurs questions s’articulent autour des m�mes probl�matiques et selon les m�mes priorit�s que celles relev�es par le grand journaliste PPDA pour son �mission. Les sujets sont balis�s par les politiques et les journalistes eux-m�mes. Les pan�listes jouent l’interviewer un jour dans l’ann�e et subissent les m�dias les 364 autres : difficile d’�chapper au conditionnement. La plupart des questions, m�me « puis�es dans une exp�rience personnelle » s’apparentent ainsi � du larsen. Pr�tendre que "J’ai une question � vous poser" n’a rien � voir avec les �missions o� s’affrontent journalistes et politiciens tient de la fumisterie. Hormis les in�vitables provocations qui ancreront l’�mission dans la "vraie vie" d’un comptoir de bistro et quelques prises de parole en forme de tribune partisane, nous n’entendons pas de question « qu’aucun journaliste n’aurait os� poser ». Seule diff�rence : un pro changerait la forme et �viterait de personnaliser le d�bat.

« Toutes les questions � mon avis vont arriver au terme des 4 �missions, avec les 400 personnes qui sont l� ». En d�miurge de l’�lection pr�sidentielle, PPDA pense tenir la substantifique moelle : aucune question essentielle ne manquera � la liste. Apr�s, tout est histoire d’ordonnancement.

Robert Namias a raison : il n’y a pas de manipulation, dans le sens o� TF1 n’ourdit pas de sombre complot visant � la promotion de tel ou tel candidat. Du moment qu’on peut faire du business, tout baigne.
Mais Robert Namias a tort : il y a forc�ment manipulation dans le choix du panel, dans l’ordonnancement des th�mes, dans le fait de tendre ou non le micro � qui le souhaite, dans la priorit� accord�e � certaines interventions [5]. Cet exercice de "journalisme participatif" a ceci d’int�ressant qu’il permettra � TF1 d’affirmer son ind�pendance id�ologique quelques semaines apr�s les accusations de Bayrou [6], il permettra aussi aux journalistes et aux partis de valider leur th�mes de pr�dilection (plus le candidat est petit, plus "ses" th�mes sont cibl�s : le social pour Buffet, les petites fleurs pour Voynet, le fumier pour Bov�, n’en sortons pas, c’est ce que veulent les gens), et aux pan�liseurs d’assurer leur emprise sur la d�mocratie moderne. En France, tout finit toujours par un sondage.




[1] « En mati�re de s�curit� pour les jeunes, j’aimerais savoir si vous �tes plut�t adepte de la petite gifle pr�ventive ou directement de la grosse fess�e ? »

[2] « Je voudrais savoir quand est-ce que vous prendrez conscience que les id�es que vous d�fendez, elles ont �t� appliqu�es dans certains pays et elles ont conduit � chaque fois � la mis�re et � la dictature. Prenons par exemple la Cor�e du nord et Cuba o� c’est toujours d’actualit�, est-ce que c’est l’avenir que vous r�servez aux Fran�ais ? »

[3] « Vous avez �voqu� la notion de respect et je voulais vous demander si vous pensez que c’est raisonnable qu’une personne ayant purg� des peines de prison puisse se pr�senter � la pr�sidence de la r�publique fran�aise ? »

[4] « Et quand vous travaillez dans la banque et que vous voyez tout cet argent passer, vous ne vous �tes jamais laiss�e tenter ? "J’aurais bien aim� moi m�me cr�er ma petite entreprise" ? C’est une question qui est revenue souvent... »

[5] Le Parisien a compt� 46 questions pos�es � Sarkozy, soit moins de la moiti� de ce qui �tait envisag� initialement. Les contraintes de temps, la timidit� des intervenants et la prolixit� des candidats imposent � PPDA de faire des choix, voire d’intervenir � la place du d�faillant.

[6] Depuis l’�t� 2006, le candidat (auto-)centriste s’est attaqu� plusieurs fois aux grands groupes de presse et d’audiovisuel, critiqu�s pour avoir « des rapports de clients avec l’Etat ».