Cuverville
Culture
Article mis en ligne le le 7 /04 /2006
Lefred-Thouron, entretien
par Iconophage

"Dessinateur de presse", c’est bien comme boulot ? Les gribouilleurs du Canard encha�n� sont-ils vraiment p�t�s de thunes ? Quelle ambiance avec les coll�gues de bureau ?
Et que pensez-vous des caricatures danoises ?

Entretien réalisé par G. Suchey pour Iconophage [1] dans le cadre des treizi�mes rencontres de la bande dessinée de Bastia, le 31 mars 2006.

Le dessin agit-il comme exutoire ?
Chez moi, je suis interdit de t�l�. A la vision du vingt heures, ma premi�re r�action serait souvent d’envoyer une chaussure dans l’�cran. La conception du dessin d�bute par cette phase r�active et ensuite tout doit d�canter. C’est comme la vinification, on enl�ve le surplus pour ne conserver que le meilleur.

Un militant peut-il faire un bon dessinateur de presse ? Mieux vaut-il �tre engag�, ou d�gag� ?
Je crois qu’il est difficile de faire ce m�tier sans se sentir concern� par ce qui nous entoure. J’ai des convictions, mais je m’attache � ne pas les laisser transpara�tre dans mes dessins.

Pour autant, vous ne dessinez pas dans Minute.
Bien s�r, mais je veux dire que mon travail est d�connect� de tout militantisme. Et je mets les lecteurs du Canard au d�fi de me ranger dans une case id�ologique.

Fait-on ce m�tier par vocation ?
Moi, j’ai une vocation pour le support papier, j’ai le go�t de l’encre et du dessin.

Le dessin de presse est-il en constant renouvellement ? Y a-t-il des p�riodes o� le genre se retrouve d�laiss� ?
Ce qui s’est pass� en 70 a fait exploser le secteur mais en m�me temps, les dessinateurs ont travaill� en circuit ferm� au lieu d’accompagner le mouvement, d’o� une certaine difficult� � r�g�n�rer le milieu. Et quand Charlie premi�re �poque est mort en 1981, tout s’est effondr� [2].

A l’apparition de la Grosse Bertha en 1992, des jeunes dessinateurs tr�s dou�s — Luz, Charb, Riss, etc. — semblent appara�tre ex-nihilo...
Il y avait eu des tentatives de journaux qui n’ont pas tenu. C’est diff�rent aujourd’hui. Il y a un nouveau souffle, l’apparition de canards qui correspondent � un vrai besoin, CQFD, PLPL, etc. C’est ce qui s’�tait pass� en 70 : les gens rejetaient la presse de l’�poque pour inventer autre chose. Comme les journaux sont aujourd’hui cadenass�s par des patrons de presse qui sont de plus en plus des patrons et de moins en moins des hommes de presse, la n�cessit� se fait d’aller voir ailleurs. Les gens r�agissent quand ils n’obtiennent pas ce qu’ils sont en droit d’attendre de la presse classique.

Quel avenir pour la presse en g�n�ral et le dessin en particulier ? Internet peut-il jouer un r�le ?
Comptons le nombre de journaux qui existent sans b�quille publicitaire, en excluant des titres comme PLPL ou CQFD : il n’y a que le Canard encha�n�, Charlie Hebdo et quelques autres du genre Que choisir. Je regarde le d�veloppement d’Internet avec circonspection. On y trouve tout et n’importe quoi. On se pose la question de la r�mun�ration des artistes � l’heure du num�rique, on pourrait aussi poser celle de la r�mun�ration des journalistes. Pour en revenir au dessin de presse, il n’existe pas encore de site vraiment d�di� � ce mode d’expression pour accueillir la satire, c’est dommage.

Pourquoi attend-on du r�seau qu’il tue la presse �crite ? La radio n’a pas tu� la presse, la t�l� n’a pas tu� la radio, etc. Le secteur sera certainement restructur�, les journaux qui compilent des d�p�ches AFP risquent effectivement d’avoir quelques probl�mes, mais il restera toujours des circonstances pour lesquelles on pr�f�rera le support papier � l’�cran d’ordinateur. La menace ne viendrait-elle pas plut�t des gratuits ?
J’esp�re que vous avez raison... Quant aux gratuits... Que des gens comme Ockrent, faiseuse de m�nages, dont la cr�dibilit� �tait d�j� discutable selon moi mais qui pour un tas de gens a valeur d’ic�ne, cautionnent � fond les gratuits est incroyablement dangereux. Le gratuit c’est l’abandon de toute d�ontologie.

Avez-vous d�j� �t� confront� � la censure ?
Le mot est trop fort, on n’est pas au Chili. J’aurais tendance � dire � ceux qui sont susceptibles d’accepter ou refuser mes dessins : dites moi oui ou non. Les explications, les justifications sur la d�cision ne m’int�ressent gu�re, ce n’est pas mon probl�me.

Et cette vieille histoire de dessin refus� qui vous a fait quitter Charlie Hebdo [2] ?
A la base, Charlie fonctionnait de fa�on tout � fait diff�rente du Canard. Chaque contributeur — texte ou dessin — disposait d’un espace o� il pouvait s’exprimer en toute libert�. Le probl�me est apparu quand on a mis en question l’un de mes dessins, et donc le principe m�me de fonctionnement du journal. Au Canard encha�n�, l’ensemble des 12 dessinateurs dispose d’une trentaine d’espaces pour r�agir � l’actualit�. Je sais par avance que sur la dizaine de dessins que je vais envoyer, quelques uns ne seront pas publi�s. C’est ne pas un probl�me puisque c’est la r�gle du jeu — sauf dans le cas d’une commande, lorsqu’on doit illustrer un article pr�cis.

R�alisez-vous vos dessins ind�pendamment du support, ou les formatez-vous au cadre impos� par la ligne �ditoriale ?
On doit bien s�r faire attention � la ligne �ditoriale du journal pour lequel on travaille. J’ai une situation privil�gi�e car je peux me limiter � mes participations au Canard et � l’Equipe. Je peux me payer le luxe d’accepter ou non telle ou telle nouvelle contribution, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. La difficult� consiste dans ce cas � rester soi-m�me, � aller le plus loin possible dans les limites du cadre impos�. On peut bien s�r s’amuser � faire un dessin extr�me en sachant parfaitement qu’il ne pourra �tre publi� parce qu’il est justement hors cadre, puis hurler � la censure, mais cela n’a pas de sens.

La presse de droite a-t-elle un probl�me vis-�-vis du dessin d’actualit� ?
Le probl�me avec les dessinateurs de droite, c’est qu’ils sont tout de suite dans l’insulte et l’extr�me, avec une absence totale de recul.

Cela vaut pour des dessinateurs comme Konk [3], mais Faizant �tait-il aussi extr�me ?
Ce n’est pas �a, le dessin de presse !

...Le ch�ne couch� apr�s la mort de De Gaulle...
J’en avais fait ma version � la mort de Faizant : le ch�ne qui �crase ses personnages de petites vieilles en tombant. Ce ch�ne revient comme une antienne ! Il y avait les poires de Daumier, il y a d�sormais le ch�ne de Faizant !

La faute professionnelle existe-t-elle dans votre m�tier ?
Elle existe pour les peintres en b�timent, je ne vois pas pourquoi elle n’existerait pas pour les dessinateurs de presse. La vie priv�e marque les limites � ne pas d�passer, sauf si la personne concern�e l’utilise � des fins politiques, comme Sarkozy par exemple. Dans ce cas, la faute professionnelle consiste justement � rester dans le cadre qu’il nous impartit.




[1] Cin�ma et BD tous les lundis de 19h � 20h30 sur RadioActive, 100 FM, aire toulonnaise.

[2] Pour l’historique De Charlie et les r�f�rences � la Grosse Bertha, lire l’article de Wikip�dia.

[3] Pass� du Monde � Minute, via le Figaro puis National-Hebdo.