Derri�re les lignes du Front : un livre de Jean-Baptiste Malet

J.-B. Malet souhaite par ce livre montrer « l’envers du d�cor » de l’extr�me droite fran�aise. Il ne s’agit pas pour lui de faire œuvre d’histoire ou de sociologie. DERRI�RE les lignes du Front n’est pas non plus un essai de sciences politiques. L’auteur a �crit en tant que journaliste, sans se cacher, ni au lecteur ni aupr�s des militants avec qui il s’est entretenu. Les dialogues qu’il a retranscrits dans cet ouvrage sont criants de v�racit�.

De la b�te immonde au monde si b�te

La livre de J.-B. Malet commence par le testament de Jean-Marie Le Pen, patriarche d�clinant de l’extr�me droite fran�aise. Appara�t au travers de ce monstre vieillissant l’image d’une g�n�ration qui a baign� dans l’id�ologie maurassienne, la litt�rature nationaliste et collaborationniste, et la praxis des combats de la d�colonisation. La nouvelle g�n�ration que doit repr�senter Marine Le Pen - la fille de son p�re - n’a pas ce v�cu et se projette dans un avenir m�diatico-politique dans lequel la novlangue gomme les asp�rit�s d’un discours raciste et brouille les cartes chez les �lecteurs. Or la seule parole ne suffit pas � comprendre les enjeux des transformations � l’int�rieur du Front national.

Dans les faits, nous voyons l’�mergence de jeunes militants extr�mement avertis, � la culture politique bien �tablie, et dont les pratiques sur le terrain parviennent � normaliser la pr�sence brune dans le paysage quotidien, en plus de forger une sociabilit� aupr�s des jeunes au d�sir d’action fortement prononc�. Les campagnes d’affichage, les partis de baby-foot dans l’arri�re-salle d’une permanence, les ap�ros saucisson-pinard deviennent le prolongement des bagarres entre supporters lors des matchs de football. Les militants de l’extr�me-droite ne sont ni tous jeunes, ni tous vieux, ni tous issus des classes populaires ni tous issus des beaux quartiers. Leur diversit� sociologique se combine avec la pluralit� de leurs modes d’agir et de leurs discours justificatifs. Derri�re les lignes du Front montre bien la logique faussement r�gionaliste du Bloc Identitaire, l’avanc�e implacable de la strat�gie des Bompard � la t�te de la municipalit� d’Orange, les �lucubrations mi-nihilistes mi-r�actionnaires d’un Gilbert Collard, ou encore l’idiotie nullement libertaire de Robert M�nard.

Le terreau sur lequel cro�t le fascisme ne demande pas beaucoup d’adjuvants. Les principes d�mocratiques sont assez fragiles par eux-m�mes pour permettre � de telles id�es de trouver de l’�cho. J.-B. Malet explore tout au long de son livre les diff�rents lits de la tache brune. Il y a bien entendu la corruption, si pr�sente � H�nin-Beaumont, et qui avait d�j� fait ses preuves � Toulon. Il y a aussi le ch�mage. Ces deux mamelles de l’extr�me droite ne seraient tout de m�me pas si prolifiques si elles ne b�n�ficiaient pas d’accointances avec des partis et des institutions r�guli�res. Il en est ainsi lorsque l’auteur se penche sur l’influence de la nostalgie de l’Alg�rie fran�aise dans la vie politique fran�aise. On se rend compte que les partis dits r�publicains s’y complaisent, un peu par id�ologie, un peu par manque de culture, beaucoup par opportunisme �lectoral. L’extr�me droite, elle, ne cache pas que cet �pisode - la d�colonisation de l’Alg�rie et l’O.A.S - forme le ciment toujours solide de l’action nationaliste qui trouve aujourd’hui sa nouvelle formulation dans l’islamophobie. La lutte de l’Occident contre l’Islam trouve �galement le soutien de l’Arm�e. Pas seulement parmi les individus dans leur engagement individuel, mais gr�ce � l’institution-m�me qui offre supports m�diatiques et lieux de r�union aux nostalg�riques qui ne cachent pourtant pas leurs opinions politiques subversives.

On ne r�siste pas � citer ce passage du livre qui int�ressera particuli�rement les Toulonnais :
« Depuis le grand salon de l’H�tel des Invalides […] Le s�nateur-maire de Toulon, Hubert Falco, installe en tant que Secr�taire d’Etat � la D�fense et aux Anciens combattants la Fondation pour la m�moire de la guerre d’Alg�rie. […] Hubert Falco explique que gr�ce � la fondation, des historiens de toutes nationalit�s, professionnels ou amateurs, mais aussi des bellig�rants du conflit, peu importe leur camp, vont enfin pouvoir « ï¿½changer ensemble ». Alors m�me que des historiens de r�f�rence ont d’ores et d�j� refus� d’y participer, � l’image de Benjamin Stora. En r�alit�, ce jour-l�, Hubert Falco ouvre la porte au relativisme historique qui permet de servir et de flatter diff�rentes client�les �lectorales. Cl�turant son discours, le s�nateur-maire de Toulon cite pour exemple � suivre la Fondation pour la m�moire de la Shoah. Je [J.-B. Malet, l’auteur] adresse alors une autre question, plus acide :
- Aurait-on pu imaginer mettre autour d’une table Simone Veil, Lucie Aubrac, le Dr Petiot et Maurice Papon afin d’�tablir une v�rit� historique sur la Shoah vue de France ? Dis-je.
- Mais voyons, me r�pondit-il apr�s un court instant de stupeur, Simone Veil a jou� un tr�s grand r�le dans cette Fondation ! Comprend qui peut » (p.92-94)

Fascination du fascisme

« Comprend qui peut » la r�ponse de l’ancien Secr�taire d’Etat. Comprend qui peut aussi comment les partis politiques dits d�mocratiques trouvent leur compte dans l’existence de la n�buleuse d’extr�me droite.

Car ce qui ressort de ce livre de t�moignages et d’enqu�tes, c’est que l’extr�me-droite fran�aise passe un cap. Le patriarche laisse la place � sa fille, ce qui n’est pas sans occasionner quelques grincements de dents parmi la famille brune ; les catholiques int�gristes contre les la�cards, les antis�mistes contre les partisans d’un rapprochement avec Isra�l bas� sur la peur de l’Islam, etc. Le jour venu, le jour de l’�lection, leur vote se portera tant bien que mal sur Marine. Mais ce n’est pas ce cap-l� qui interroge le plus. Le trouble s’installe lorsqu’on lit les d�clarations des �lus UMP de la R�gion PACA. De Menton � Aix-en-Provence, en passant par La Garde et Ollioules, nombre d’entre eux ne cachent pas leur proximit� id�ologique avec le Front National et �voquent sans rougir un vote en faveur des candidats frontistes. Et lorsque r�sonnent � nos oreilles les discours des membres de l’actuel gouvernement, une coalition droite-extr�me-droite pour les prochaines �lections locales, sur le mod�le corrompu et fascisant italien, pointe � l’horizon.

Derri�re les lignes du Front ne propose pas d’alternatives. Ce n’est pas son objet. Le lecteur est m�me surpris de d�couvrir une interview de Jean-Luc M�lenchon. Si le leader du Front de gauche est souvent tax� d’user d’arguments populistes proches de ceux du FN, il appara�t ici combattif, progressiste et tr�s loin donc de la « vague bleu marine ». Mais pourquoi lui ? Ou pourquoi seulement lui en tant que dirigeant d’envergure nationale ? Peu de dirigeants nationaux du camp oppos� au FN sont longuement interview�es dans ce livre. Un militant PS de Nice, des militants anti-Bompard � Boll�ne livrent des t�moignages tr�s int�ressants, le premier sur la sociologie et la strat�gie des militants du Bloc Identitaire, les seconds sur l’�preuve de force qu’ils endurent de la part des �poux Bompard. Le maire d’H�nin-Beaumont et surtout celui de Loos-en-Gohelle donnent leur mani�re d’agir face � l’implantation du Front national dans cette r�gion ouvri�re.

Certes, J.-B. Malet fait preuve d’une solide culture politique, en particulier sur les racines intellectuelles de l’extr�me-droite fran�aise et m�me europ�enne. Cela permet de ne pas laisser le lecteur livr� � lui-m�me lorsque les dirigeants fascistes �talent leurs points de vue, souvent avec bonhomie. Le c�toiement des �lus FN est d�crit assez froidement, la retranscription des cris haineux des islamophobes ou des nostalg�riques apparaissent r�ellement navrants, et les compromissions du PS et de l’UMP font l’objet de remarques ironiques.

Pourtant, on se demande si J.-B. Malet n’est pas comme fascin� par son objet d’�tude. Son immersion aupr�s des identitaires ni�ois, des mar�chalistes en goguette ou des militants FN d’H�nin-Beaumont montre une facult�, chez l’auteur, de compr�hension des comportements de ces hommes et de ces femmes. Transpara�t l’authenticit� de ces gens ordinaires. L’auteur �prouve m�me de l’empathie pour une militante mentonnaise qui distribue des tracts FN sans que les dirigeants locaux de son parti ne lui adressent la moindre attention.

C’est peut-�tre cette proximit� entre l’auteur et son sujet qui fait que ce livre ne sera pas class� parmi la trop longue liste des ouvrages moralisateurs.

Jean-Baptiste MALET, Derri�re les lignes du Front National. Immersions et reportages en terre d’extr�me droite, Villeurbanne, Editions Golias, 2011, 270 pages, 15 euros.