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Toulon 1940 : chronique d’une ville sous l’occupation

mercredi 3 novembre 2004
par Saint-Just
Les éditions de la Nerthe ont lancé une véritable entreprise de publication d’oeuvres historiques sur l’aire toulonnaise. Peu avant l’été, alors que notre bon Hubert suait des gouttes en pensant à la canicule et au débarquement, est paru un beau livre d’histoire consacré à la ville varoise : Toulon 40, chronique d’une ville sous l’Occupation (232 pages).
Son auteur, Charles Bottarelli, est actuellement président de l’Association des Amis du Vieux Toulon [1] et s’attache à bouger les pouvoirs publics pour redonner à cette institution des locaux et un projet dignes de ce nom. Le landernau toulonnais le connaît depuis qu’il égratigne les esprits ronflants dans la presse locale indépendante ...et surtout Cuverville. Autant dire que cet article flirte avec le copinage... Pourtant chers lecteurs, ne craignez rien : la barbe blanche de l’ami Charles ne nous intimide point et nous ne la brosserons pas dans le sens du poil.

19.. combien déjà ?

Le livre s’ouvre sur une citation de Camus tirée de La Peste, roman dans lequel se file la métaphore du nazisme. La peste, la serrade, la mort rôde et tue les plus courageux, et si elle ne tue elle les désabuse. « CAR il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse ».
L’allusion est flagrante : on retrouve l’étrange défaite [2] de 1940 dans la victoire du FN toulonnais aux élections municipales de 1995 ; et on a remis le couvert au niveau national en 2002. La peste est là, en sommeil.
Le parallèle vaut aussi pour les deux villes protagonistes : Oran et Toulon. Oran - comme Toulon - est « à première vue [...] en effet, une ville ordinaire [...] La cité elle-même, on doit l’avouer, est laide. [...] Un lieu neutre [...], on s’y ennuie » (La Peste). C’est que ces villes ne se sont pas des filles faciles. Il faut les apprendre sous peine de se méprendre, les comprendre avant de les prendre. Et encore... « Tous les matins d’été sur les plages ont l’air d’être les premiers du monde. Tous les soirs d’été prennent un visage de solennelle fin du monde. Les soirs sur la mer étaient sans mesure. (...) Ce qu’on presse contre soi, est-ce un corps ou la nuit tiède ? (...) Ce sont des noces inoubliables. » (A. Camus, Carnets, avril 1941).
A croire que si l’on se retire de ses villes, on perd la raison. Mais l’histoire de ces ports méditerranéens ne se résume pas à des destins romantiques. Il y a de la tragédie shakespearienne, du sang et des larmes, de la haine et de la peur, du stupide et du magnifique. Luttes des galères du roi contre les barbaresques, le bagne de Toulon se remplit de « turcs ». Soufflet de l’émir à l’ambassadeur de France qui ne voulait pas honorer sa dette : Toulon sera le port colonial de l’Algérie française. Tragédie : parce qu’Oran c’est aussi Mers-el-Kébir, un certain 3 juillet 1940, des bombardements anglais et des milliers de marins français tués. Toulon, c’est elle-même, un certain 27 novembre 1942, la France entière occupée.

De la presse et de l’oppresseur

Charles Bottarelli a mis la main, chez les Vieux Amis de Toulon, sur la collection du Petit Var, quotidien d’avant-guerre, de la même tenue que notre Var Matin actuel. A ceci près que le Petit Var appartenait à un partisan de Doriot, Jean Gaillard-Bourageas, propriétaire aussi du Petit Marseillais. Bref, pour pas cher, on pouvait avoir la Nausée et les Mains Sales [3] en avant-première. Ce journal se montra partisan du régime de Vichy. Cela n’empêcha pas l’arrestation du proprio en mars 41 pour quelques détournements de fonds et fraude fiscale. Le journal passa alors sous la coupe de Pierre Laval en juillet 42 par le rachat des parts de Bourageas. Pierre Laval, les Toulonnais le connaissaient bien : c’était lui en 1935 qui avait baissé les pensions et provoqué les grandes grèves et la grande répression [4]. « Dans ces conditions, on y chercherait vainement des critiques à l’égard du nouveau régime. Si, dans le courant de 1940 et en partie de l’année suivante, on rencontre de temps à autre dans ses colonnes la mention "censurée", celle-ci disparaîtra vite. L’autocensure sera bien plus efficace » (p.5).
C’était Marc Bloch et ses acolytes qui disaient que l’on comprenait le passé à partir du présent, puisqu’ « à la vérité, consciemment ou non, c’est toujours à nos expériences quotidiennes que, pour les nuancer, là où il se doit, de teintes nouvelles, nous empruntons en dernière analyse les éléments qui nous servent à reconstituer le passé » [5].
Les points de comparaison se bousculent dans la tête du lecteur. La chronique assume son statut : il ne s’agit pas d’une thèse [6] mais bien d’un récit au quotidien de la vie d’une ville en temps de guerre.
Ce qui est d’autant plus intéressant dans ce bouquin, c’est qu’il restitue assez bien l’atmosphère trouble et troublée de la guerre. Il y a bien les collabos actifs et les collabos par lâcheté. C’est le cas du monde des patrons et des boutiquiers : alors qu’on veut montrer qu’on n’est pas « animé que de sentiments bassement mercantiles » (p.9), on ne trouve rien de mieux que d’ « adhérer docilement aux thèses du maréchal ». Dès lors se répand une habitude commerciale : disposer dans sa vitrine un portrait de Pétain, et l’accompagner pour les plus zélés de celui de Darlan. Ce portrait avait été distribué généreusement par la Chambre de Commerce et la Fédération du Patronat lors de la visite du héros de 14-18. Une exception notable : l’opticien Depallens qui jouera de sa nationalité suisse pour se soustraire à l’affichage maréchaliste. Suisse mais pas neutre puisqu’il finira résistant et fauchera une machine à écrire à la Gestapo... Voyou ! Aujourd’hui l’héritière Depallens, fière de voir enfin son nom autre part que sur les listes électorales de M. Falco, vend le livre de Charles Bottarelli dans son échoppe entre deux paires de lunettes. Chers amis, conciliez l’utile à l’agréable !
On retrouve un même alignement vichyste chez la dite élite toulonnaise : les autorités municipales (c’est la moindre des choses), la Chambre de Commerce, la Fédération Varoise du Patronat (qui installe un réseau de renseignements "collabo" pour fliquer les ouvriers et leurs amis), l’Académie du Var. L’auteur ne dit pas grand-chose des Amis du Vieux Toulon. Explication : l’association ne s’est pas exprimée collectivement sur la politique mais il est clair qu’un de ses membres les plus éminents, M. Henseling, est un pétainiste bon teint.
A prendre ainsi le pouls d’une ville malade au gré d’un journal boiteux, Charles Bottarelli doit chercher en creux les actes de résistance. Le Petit Var dans ses silences est souvent trop causant. Il lui arrive de se manquer et d’évoquer « des actes ignobles de terrorisme » dans sa chronique spécialisée. Or la population a massivement basculé dans le camp de la Résistance, au moins par sympathie si ce n’est par la lutte armée, depuis que Vichy et ses amiraux ont sabordé la flotte. L’auteur évoque le "marquisat" et ses répressions qui pourraient aujourd’hui nous prêter à sourire tellement elles virent au ridicule. A partir de 1943, la Résistance se renforce et comme le fait justement remarquer un RG de l’époque, les « personnes qui ont pavoisé et chanté la Marseillaise étaient celles qui jadis chantaient l’Internationale et embrassaient la loque rouge » (p.102). Car tout national qu’il est, le régime de Vichy a supprimé les symboles français : 14 juillet, 11 novembre, hymne national, et manifester son patriotisme est alors répréhensible.

On reste sur sa fin

Toulon 1940 : Chronique d’une ville sous l’occupation, nous l’avons dit, peint assez bien l’ambiance d’une cité à genoux. On y croise des personnages prestigieux comme André Mandouze, ou des talents locaux, tel le rugbyman Lafontan. On y découvre des héros obscurs comme le président du Tribunal Maritime, Trolley de Prévaux. On peut suivre le cheminement idéologique tortueux d’un corps tel que la police qui n’hésite pas au début de la guerre à chasser l’ennemi rouge, puis desserre son étreinte dans un laxisme coupable, à la fois sous les coups de la Résistance et par patriotisme sincère.
Pourtant on reste sur sa faim. D’une, le lecteur non averti risque d’être parfois perdu dans les événements plus globaux qui embrasaient le monde à l’époque. Le livre manque un peu de repères chronologiques généraux. Notre rédacteur en chef, qui s’y connaît plus en mécanique automobile qu’en réseaux de résistance catholiques à Toulon entre 1940 et 1944, en a d’ailleurs fait les frais. De deux, la Libération laisse dans cette chronique un air d’inachevé. Le Var Libre a repris la suite du quotidien collaborateur. On sait que Monseigneur Gaudel, évêque de Toulon, réussira sa reconversion puisque après des sermons maréchalistes, il célèbrera une vibrante messe en l’honneur des libérateurs et poursuivra une carrière de père peinard dans le diocèse. Mais qu’advient-il des amiraux Marquis et de Laborde ? Ils n’ont pas de souci lors de l’épuration, et après ? On aurait aimé un épilogue, des individus à pendre haut et court [NDLR : quelle violence !], l’histoire du bonnetier qui se parachute à Toulon pour son plus grand bonheur [7].
Le pire dans cette absence, c’est qu’on sent que l’auteur en a sous la pédale. « Il est toujours désagréable de dire "je ne sais pas ", "je ne peux pas savoir" (...) il y a des moments où le plus impérieux devoir du savant est, ayant tout tenté, de se résigner à l’ignorance et de l’avouer honnêtement. ». Mais « Il ne faut le dire qu’après avoir énergiquement, désespérément cherché. » [5]. Alors on peut espérer que l’ami Charles continuera ses investigations sur la période historique suivante.

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Charles Bottarelli dédicacera son livre lors de la fête du livre, du 19 au 21 novembre 2004 sur la place d’Armes à Toulon. Stand Nerthe / Telo martius.

[1] Association historique de haute volée. Son siège social se situe sur le cours Lafayette dans l’ancien évêché, au-dessus du magasin Castel-Chabre et à quelques mètres de la baraque à chichis. Le fonds documentaire des Amis du Vieux Toulon est tenu d’une main de maître par M. Bouvet, un ancien gars de la Marine fort chaleureux, qui saura vous accueillir et vous passionner pour l’histoire locale. Le bulletin annuel est référencé dans les grandes bibliothèques de France, de Navarre et de Brabant. (Les étudiants historiens exilés à Aix et à Nice peuvent le lire dans leur bibliothèque universitaire respective).

[2] Marc BLOCH, L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 1990 (rédigé en 1940, suivi de carnets de guerre).

[3] Emprunté à Pierre Desproges.

[4] Au mois d’août 1935, les travailleurs des arsenaux réagissent contre les conséquences des décrets Laval qui les frappent durement. A Brest et à Toulon, les ouvriers font grève. Ils hissent le drapeau rouge sur les arsenaux de ces deux villes. Du 5 au 9 août se déroulent de violentes manifestations au cours desquelles il y a trois morts. Quelque temps après, Léon Trotsky écrit : « Le danger immédiat en France consiste en ce que l’énergie révolutionnaire des masses, dépensée morceau par morceau dans des explosions isolées comme à Toulon, à Brest, à Limoges, fasse place à l’apathie... La tâche des partis prolétariens consiste non pas à freiner et à paralyser ces mouvements, mais à les unifier et à leur donner la plus grande place. »

[5] Marc BLOCH, Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien, Armand Colin, 1997 (1ère édition 1949). Procéder de façon inverse, expliquer le présent par le passé, relève de l’idéologie : « le passé ne fut employé si activement à expliquer le présent que dans le dessein de mieux le justifier ou le condamner ».

[6] Il faut pour cela aller à Draguignan aux Archives départementales, consulter la thèse de Jean-Marie Guillon sur la Résistance dans le Var.

[7] NDLR : Maurice Arreckx, Toulousain émigré à Toulon dans les années quarante, fut représentant en mercerie avant de devenir maire, puis président du Conseil général.

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