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LETTRE D'INFORMATION |

Sfar fait son cin�ma

jeudi 6 mai 2004
par Iconophage
Th��tre municipal de Bastia, le 4 avril 2004, onzi�mes rencontres de la Bande Dessin�e. Joann Sfar commente la projection de films de son choix. Au programme : les dix derni�res minutes du Nosferatu de Murnau, Double Whoopee avec Laurel et Hardy, Charlot demoiselle, et deux dessins anim�s des studios Fleischer. D’antiques images, souvent muettes, pour introduire les travaux d’un auteur cin�phile.


Je cours � longueur de temps derri�re les films de Wilder et de Lubitsch. Je n’ai pas d’autre ambition dans la vie que de r�ussir des bonnes com�dies de ce tonneau-l�. A ce titre, je trouve particuli�rement sp�cieux le discours qui consiste � critiquer les derniers films de Woody Allen, qui ne sont rien d’autres que des tentatives de revenir � cette �criture-l� : vive, populaire, accessible, et qui tire tout le monde vers le haut avec beaucoup d’humanit�.

Il faut battre en br�che cette id�e d’�cole de cin�ma selon laquelle la bande dessin�e et le cin�ma auraient beaucoup � voir, parce qu’il y a le story board avant un film et parce qu’on raconterait de la m�me fa�on. On ne raconte absolument pas de la m�me fa�on. Au cin�ma, le spectateur ne ma�trise pas la vitesse des images. Il se voit infliger un flot d’images impressionnantes, traumatisantes, �mouvantes, tandis que la bande dessin�e est une r�elle lecture. On ne peut obliger le nerf optique � aller d’une image � l’autre. C’est � la discr�tion du lecteur.

Ce que je fais du cin�ma, c’est ce qu’en faisaient les surr�alistes : je suis une �ponge et il y a des �motions, des empreintes qui se font dans mon cortex, j’essaie ensuite d’en faire une histoire. Mais je traite le cin�ma comme je traiterais une image vue dans un bar, ou comme un �pisode v�cu. Je le traite plus comme une exp�rience partag�e, que comme une structure de r�cit et de narration qui aurait � voir avec le m�dia dans lequel je m’exprime.

De Nosferatu aux films de Leo McCarey, en passant par les dessins anim�s des studios Fleischer, il y a un lien qui est l’�normit�, ce caract�re profond�ment grotesque qui fait du tragi-comique de mani�re tr�s pertinente, tr�s profonde et tr�s bizarre. Le naufrage des studios Fleischer dit beaucoup sur ce que l’on n’a pas voulu que l’animation soit. Les studios Fleischer, c’�tait cette tentative de faire de l’animation pour tous, c’est � dire avant tout pour les adultes et accessoirement pour les enfants qui sont dans la salle. Au Etats-Unis il y avait 2 grands studios de dessins anim�s, Walt Disney, fait par des gens du Middlewest qui voulaient montrer des fermes et des animaux qui vivent des aventures, et les studios Fleischer qui �taient faits par des immigr�s, � peu pr�s bien vus par les mafieux et qui rassemblaient tous les musiciens du jazz am�ricain. Evidemment, ce qui m’int�resse, c’est les studios Fleischer. On m’a expliqu� r�cemment comment �tait enregistr�e la musique de ces dessins anim�s. On faisait venir les plus grandes pointures du jazz qui jouaient dans les speakeasy. Il y avait un micro unique pour les voix, pour le bruiteur, et pour tous les musiciens. On passait le dessin anim� et, comme dans un honky tonk, chacun s’approchait du micro quand il avait un truc � faire, puis reculait. Il faut avoir en t�te quand on voit un Betty Boop, que c’est un dessin anim� pour adultes. On essaie depuis de ressusciter cette id�e qu’il puisse y avoir des animations pour adultes. De mon point de vue, cela ne marche presque jamais. A l’exception notable de quelques succ�s comme Miyasaki, on n’int�gre pas encore dans le grand public que l’on puisse faire de l’animation pour adultes. D’ailleurs, quand on me propose des adaptations de mes livres en dessins anim�s, je suis le premier � dire non car je ne veux pas toucher les gosses, je veux parler aux grands.

Monstres


Nosferatu m’a �norm�ment marqu�. Comme tous les gens qui l’ont vu tr�s jeunes, c’est un film profond�ment traumatisant et bizarre. Et si on veut que les artistes et narrateurs aient vocation d’oracle, je crois que ce film en dit beaucoup sur ce que l’Allemagne allait vivre. Je d�fends la th�se, peut-�tre un peu controvers�e, que malgr� la volont� de ses auteurs, le Nosferatu de Murnau est un film profond�ment antis�mite. Il ressuscite cette figure du monstre exog�ne, suceur de sang, qui vient dans la ville et qui y am�ne la peste. Tout mon travail d’auteur a �t� de prendre cette figure tragique du monstre torve, au nez crochu, et d’en faire une figure attachante et le h�ros de mes histoires. Donc plut�t que de r�futer la monstruosit� que l’on me colle sur le dos, j’essaie de porter cette d�froque tragique et de voir ce que l’on peut en faire. C’est un film infiniment moins critiquable que Le Golem, qui me sort par les yeux � bien des �gards, et je suis dans la situation schizophr�nique de quelqu’un qui a �t� compl�tement construit par ces images-l� - aucune image ne me pla�t autant que les images de ce film - et qui en r�fute profond�ment et brutalement le message. C’est un film tr�s important pour moi et les surr�alistes ne se sont pas tromp�s quand ils en ont fait le ferment de leur travail. Ils accordaient beaucoup d’importance aux cartons qui s’intercalent entre chaque s�quence et qui sont v�ritablement des tremplins po�tiques. Quand on regarde ce film, on est sur une zone n�vralgique. Quand Herzog reprend le Nosferatu, il fait un peu le contraire de moi : il enfonce le m�me clou qu’� l’�poque de la UFA [1]. J’ai l’outrecuidance de dire que lui n’a pas r�gl� sa n�vrose alors que moi, quelques ann�es plus tard, je me suis d�complex� de certaines choses que l’on a voulu nous faire porter.

Je remarque en voyant seulement la fin du film, � quel point c’�tait Barbe Bleue � l’envers. C’est � dire que c’est une jeune femme qui vit avec le Prince, et elle demande au Prince de s’�loigner pour que Barbe Bleue puisse venir. On peut constater comme son bonheur avec le Prince est ennuyeux car, pendant que tout le monde court apr�s le fou, elle est occup�e chez elle � faire une tapisserie o� il y a marqu� "Je t’aime".
Comme on peut le voir, d�s qu’on tue l’�l�ment exog�ne dans la ville, tout va bien : on peut se marier, on peut �tre heureux, mais qu’est ce qu’on s’ennuie. Reste le contenu �motionnel de la pr�sence de ces visages-l�, et on a envie de leur faire dire autre chose ... En tout cas moi, lorsque je dessine des vampires, je n’ai de cesse de leur faire dire autre chose que �a. J’ai tendance � penser que l’on ne peut pas se tromper � ce point-l� quand on donne � voir des images aussi pr�gnantes. J’essaie de jouer l’ex�g�te de ce film et � toute force j’essaie d’y voir autre chose et pourquoi pas du Billy Wilder et du Ernst Lubitsch.

J’ai commenc� � dessiner ce personnage quand j’avais 15 ou 16 ans. J’avais une revue de cin�ma qui avait rassembl� toutes les photos du film dans leur ordre chronologique. Ces photos je les ai recopi�es des centaines de fois. Le Nosferatu me pla�t infiniment plus que Caligari ou Le Golem, parce que c’est un film expressionniste mais qui a �t� tourn� enti�rement en d�cors naturels. La radicalit� et la brutalit� des images ne proviennent pas totalement d’un architecte ou d’un d�corateur, mais aussi d’un sens profond du graphisme et de la composition. Je n’y vois pas du tout le c�t� baraque de foire du Caligari, qui est sans doute tr�s inspirant pour d’autres gens, mais pour moi, cette fa�on de prendre un ch�teau normal, une rue normale, une maison normale, comme on peut voir dans toute vieille ville d’Europe, et d’en faire �a, c’est �a l’expressionnisme. Il n’est pas question de d�former les choses � l’extr�me mais d’avoir sur le r�el un regard inquiet. Je me nourris de cette inqui�tude-l�.

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Du Nosferatu de Murnau...
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...Au Grand Vampire de Sfar.

Il y a un autre film qui me tient particuli�rement � coeur, parce que je ne l’ai jamais vu, et je ne crois pas que quelqu’un l’ait vu ici, c’est le London After Midnight de Tod Browning, avec Lon Chaney.
Le Nosferatu de Herzog est incroyable. C’est d’une brutalit� sans nom. Cela fait terriblement peur. La pr�sence d’Isabelle Adjani est �mouvante. Le probl�me est qu’il est bloqu� � l’�poque du Nosferatu de Murnau. Il ne raconte rien d’autre. Ca aussi c’est int�ressant : c’est un film de vide. A l’inverse d’un Tod Browning qu’� mon avis on n’a pas fini de regarder et d’examiner.
Pour terminer sur Barbe Bleue, j’ai eu la chance de voir celui avec Richard Burton. C’est le m�me genre de dramaturgie. Cet homme dont on a peur, qui peut nous manger, nous tuer. Alors parfois, c’est l’�l�ment ext�rieur au couple - le vampire -, et parfois c’est le mari - un barbe bleue. C’est toujours du rapport difficile que l’on entretient les uns avec les autres.

Burlesque et travestissement

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Double whoopee, Leo McCarey

C’est comme dans tous les spectacles : d�s qu’on voit les ficelles, c’est loup�. Le g�nie de Buster Keaton, de Chaplin, de Laurel et Hardy ou des Marx brothers, c’est que l’on ne sait jamais comment c’est fabriqu�. Ce qui est int�ressant c’est de se demander � quel moment un personnage cesse d’�tre lui-m�me. Dans mes bandes dessin�es, et en particulier dans Le Chat du Rabbin, le personnage change d’une image � l’autre parce que parfois je le dessine d’apr�s nature, parfois d’apr�s des photographies et parfois d’imagination. Et il faut voir jusqu’o� le lecteur va suivre, jusqu’o� il va �tre capable d’accepter ce code en disant "d’accord, c’est le m�me". Les histoires de travestissement sont int�ressantes. Je pratique un petit jeu quand je dois �crire une histoire. Il y a beaucoup d’histoires d’amour dans mes textes. Je suis un v�ritable voleur : j’entends les gens qui se disent quelque chose dans un bistrot, ou j’assiste � une discussion - les gens sont tr�s peu pudiques, ils se disputent en face de vous -, et je m’amuse � reprendre la conversation et � faire dire au gar�on ce qu’a dit la fille et inversement. Cela cr�e une distance po�tique amusante.

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Charlot demoiselle, Charles Chaplin

Je mesure � quel point, quand je fais mon grand vampire, j’essaie tr�s exactement de m�langer le personnage de Chaplin et celui de Nosferatu. On oublie � quel point Chaplin est un beau mec et je me rend compte que quand on a l’impression qu’une figure est connue - on affirme par exemple "oui, oui, c’est de la po�sie" -, c’est mal comprendre en quoi cela consiste. Une figure po�tique est quelque chose que l’on n’�puise pas. Il y a en effet peu de gars que l’on a autant vu que Chaplin, et � chaque fois qu’on le voit, on se rend compte qu’il joue un personnage encore plus complexe et bizarre qu’on se l’imaginait. Ce n’est pas un loser qui n’arrive � rien avec les filles, ce n’est pas un clochard compl�tement fauch�, ce n’est pas un individu compl�tement hors du monde qui ne comprend rien � la structure d’une soci�t�. Et les types qui se battent contre lui ne sont pas que des grands baraqu�s moustachus. Ils ne sont pas si beaux, finalement. Dans le cin�ma moderne, on confond peut-�tre le r�alisme et la justesse. Il y a des ressorts comiques ou tragiques qui rel�vent de l’�normit�, que l’on se permet en litt�rature, que l’on se permettait dans ce cin�ma en cam�ra fixe, et qu’on ne se permet aujourd’hui que dans les films d’action parce qu’on s’imagine que cela va plaire aux adolescents. On ne se le permet plus d�s qu’il est question d’amour ou du jeu social, ou de parler du quotidien. Il y a une fa�on dans le cin�ma de Chaplin de parler du r�el, non pas de mani�re photographique - cela ne rel�ve pas du miroir -, mais cela parle quand m�me de la r�alit�. Toutes les images d’Epinal sur Chaplin nous �loignent finalement de ce qu’il raconte dans ses films. Ce qu’il raconte c’est un spectacle de forain. On est dans un cirque, il arrive, fait son spectacle, et selon l’�tat dans lequel on �tait � notre arriv�e dans le cirque, on est un enfant qui pleure parce qu’on a peur, on est un amoureux devant une histoire d’amour, on rigole comme un bossu, et selon les pays on ne se marre pas au m�me moment. Ca, c’est un spectacle riche. Le spectacle fabriqu� par une esp�ce de groupe d’audit qui a d�cid� que dans le monde entier, tout le monde r�agirait au m�me moment, est � mon sens un spectacle profond�ment loup�. On regardera encore longtemps des films comme ceux de Chaplin alors que je ne suis pas s�r que des films qui nous font rire aujourd’hui continuent de nous faire rire dans 5 ans. J’ai toujours une reconnaissance �ternelle pour le film qui me fait marrer, et lui il fait �a tr�s bien. Je conclurai en disant que Le Banquet de Platon se termine par cette phrase o� l’on fait dire � Socrate qu’il appartient au m�me homme d’�crire des trag�dies et des com�dies... Chaplin faisait tr�s bien son m�tier � cet �gard.

Retranscription : Montag

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R�f�rences :

puce Nosferatu, Friedich Wilhelm MURNAU, Allemagne, 1922, 81 minutes.
puce Dancing on the moon, Dave FLEISCHER, USA, 1935.
puce Le Cabinet du Docteur Caligari, Robert WIENE, Allemagne, 1919, 73 minutes.
puce Le Golem, Carl BOESE, Paul WEGENER, Allemagne, 1920, 85 minutes.
puce Nosferatu, le fant�me de la nuit, Werner HERZOG, Franco-Allemand, 1978, 105 minutes.
puce Barbe Bleue, Edward DMYTRYK, Luciano SACRIPANTI, ouest-allemand, fran�ais, italien, hongrois, 1972, 115 minutes.
puce Double whoopee, Lewis R. FOSTER, USA, 1929, 20 minutes.
puce A woman (Charlot demoiselle), Charles CHAPLIN, USA, 1915, 20 minutes.
puce Le Banquet, PLATON, SFAR, Br�al, 2002.

Lire aussi : entretien avec Joann Sfar.

[1] Universum-Film Aktiengesellschaft. Empire cin�matographique allemand n� en 1917 et d�mantel� apr�s la seconde guerre mondiale.

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